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Cependant, bien qu’ils soient peu capables d’amitié, habitués qu’ils sont à tout traiter avec dissimulation, les choses graves aussi bien que les choses légères, si la fortune acerbe et félonne les a par hasard rassemblés dans un lieu modeste, ils éprouvent en peu de temps les bienfaits de l’amitié, ce qui ne leur était jamais arrivé pendant de longues années.

Le saint vieillard eut bien moins de peine à enserrer d’un nœud d’amitié solide les hôtes de sa pauvre demeure, que s’ils eussent été à la cour d’un roi. Le lien dont il les unit fut tellement fort, qu’il ne se brisa qu’à leur mort. Le vieillard les trouva tous bons, et put comparer la blancheur de leur âme à la blancheur extérieure des cygnes.

Il les trouva tous affables et courtois, et fort éloignés de ce vice, dont je viens de vous parler, habituel à ceux qui ne disent jamais leur pensée véritable, mais vont toujours dissimulant. Le souvenir de toutes les offenses qu’ils avaient pu se faire jusque-là les uns les autres fut effacé entre eux, et ils auraient eu la même mère, qu’ils n’auraient pu s’aimer tous davantage.

Par-dessus tous les autres, le seigneur de Montauban était celui qui comblait le plus Roger de louanges et de caresses. Non seulement il avait déjà éprouvé les armes à la main sa force et sa vaillance, mais il le trouvait affable et bon plus que chevalier qui fût au monde. Il n’ignorait pas surtout qu’il lui avait de grandes obligations.

Il savait qu’il avait délivré d’un grave péril Richardet surpris la nuit par le roi d’Espagne dans le lit de sa fille; il savait aussi, comme je vous l’ai déjà raconté, qu’il avait tiré les deux fils du duc de Beuves des mains des Sarrasins et des malandrins aux ordres du Mayençais Bertolas.

Cette dette lui faisait un devoir de l’aimer et de l’honorer, et il avait un vrai chagrin de ne pas avoir pu le faire déjà quand ils étaient l’un à la cour du roi d’Afrique, l’autre au service du roi Charles. Maintenant qu’il l’a retrouvé, et qu’il est devenu chrétien, Renaud est heureux de faire ce qu’il n’a pu faire encore.

Le paladin courtois combla Roger d’offres et de caresses. L’ermite avisé saisit avec empressement l’occasion de cette affection naissante; il leur dit: «Il reste encore quelque chose à faire entre vous, et j’espère l’obtenir sans difficulté, maintenant que vous êtes amis. Les liens doivent encore se resserrer entre vous,

» Afin que de deux races illustres, et qui n’ont pas leur égale dans le monde, naisse une lignée qui jette encore plus d’éclat que le soleil quand il poursuit son cours, et qui, brillant toujours d’un lustre de plus en plus vif, durera – selon ce que Dieu, qui ne veut rien vous celer, me le dévoile – tant que les cieux rouleront dans leur orbite habituel.»

Le saint vieillard poursuit son discours, et fait si bien qu’il persuade à Renaud de donner Bradamante à Roger, bien que ni l’un ni l’autre ne l’en ait prié. Olivier et le prince d’Anglante louent beaucoup ce projet; ils espèrent qu’Aymon et Charles l’approuveront; ils ajoutent que l’intérêt de la France entière l’exige.

Ils parlaient ainsi, ignorant qu’Aymon, avec l’assentiment du fils de Pépin, avait écouté ces jours derniers les propositions de l’empereur grec Constantin, qui lui avait fait demander la main de sa fille pour son fils Léon, héritier de ses vastes États. Le jeune homme, ayant entendu parler de la vaillance de Bradamante, s’en était épris sans l’avoir vue.

Aymon avait répondu qu’il ne pouvait pas conclure seul cette affaire, et qu’il voulait auparavant en parler à son fils Renaud, alors absent de la cour. Il ne mettait pas en doute que Renaud ne se montrât flatté d’une telle alliance; cependant, à cause de la déférence profonde qu’il lui portait, il ne voulait rien résoudre sans lui.

Pendant ce temps, Renaud loin de son père, et ignorant la démarche de l’empereur d’Orient, promit sa sœur à Roger, sur les instances de l’ermite, et après avoir pris l’avis de Roland et de ses autres compagnons. Il croit que cette alliance ne peut qu’être très agréable à Aymon.

Pendant tout ce jour-là, et une grande partie du jour suivant, ils restèrent auprès du sage anachorète, oubliant presque de regagner leur navire, bien que le vent fût propice à leur voyage. Mais le nocher, qu’un tel retard commençait à inquiéter, leur ayant envoyé messager sur messager pour presser leur départ, force leur fut enfin de se séparer de l’ermite.

Roger, qui avait passé tout le temps de son exil sans mettre les pieds hors de l’écueil, prit congé du maître vénérable qui lui avait enseigné la vraie Foi. Roland lui ceignit lui-même son épée, et lui rendit les armes d’Hector, ainsi que le bon Frontin, autant pour lui donner un témoignage de son amitié, que parce qu’on lui avait appris que ces objets avaient appartenu auparavant à Roger.

Et bien qu’il eût des droits plus légitimes sur l’épée enchantée, attendu qu’il l’avait jadis enlevée au risque de grands périls, dans le redoutable jardin de Falérine, tandis qu’elle avait été simplement cédée à Roger en même temps que Frontin par celui qui la lui avait dérobée, il la lui donna volontiers avec les autres armes, quand celui-ci la lui demanda.

Ayant reçu la bénédiction du saint vieillard, ils retournèrent enfin au navire, et mirent les rames à l’eau et les voiles au vent. Le temps leur fut si favorable, qu’ils n’eurent besoin ni de vœux ni de prières pour aborder au port de Marseille. Ils doivent y rester assez longtemps pour que j’aie moi-même le temps d’y conduire le glorieux duc Astolphe.

Quand Astolphe eut appris la victoire sanglante et douloureuse de Roland, il comprit que la France pourrait désormais être à l’abri des attaques de l’Afrique, et il songea à renvoyer le roi des Nubiens, avec son armée, par le même chemin qu’il avait suivi pour venir avec elle assiéger Biserte.

Le fils d’Ogier avait déjà renvoyé en Afrique la flotte avec laquelle il avait mis en pièces l’armée païenne. Astolphe avait alors produit un nouveau miracle. Aussitôt que l’armée mauresque eut quitté les navires, le duc remit chaque carène, chaque proue et chaque poupe dans son premier état, c’est-à-dire qu’il les changea en feuilles. Puis vint le vent qui les emporta dans les airs comme une chose légère, et les fit promptement disparaître.

Qui à pied et qui à cheval, tous les escadrons nubiens quittèrent l’Afrique. Mais auparavant, Astolphe remercia vivement Sénapes de lui être venu en aide de sa personne et avec toutes ses forces. Astolphe lui donna à emporter le terrible vent d’Austral, renfermé dans l’outre.

Je veux parler du vent du midi qui d’habitude soulève avec une telle rage les sables du désert, qu’il les fait se dresser comme des vagues jusqu’au ciel où il fait monter une fine poussière. Il le leur donna prisonnier dans l’outre, afin qu’ils l’emportassent avec eux, et qu’il ne pût leur nuire. Une fois arrivés dans leurs pays, ils pourraient rendre la liberté à leur prisonnier.

Turpin raconte comment, arrivés aux défilés de l’Atlas, tous les chevaux des Nubiens redevinrent en un instant des rochers, de sorte que l’armée dut s’en retourner comme elle était venue. Mais il est temps désormais qu’Astolphe passe en France. Dès qu’il eut pourvu à la sûreté des principales villes du pays maure, il fit déployer les ailes de l’hippogriffe.