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D’un battement d’ailes il vola en Sardaigne; de Sardaigne, il passa en Corse; puis il plana sur la mer, appuyant légèrement à main gauche. Il arrêta enfin la course de sa légère monture sur les bords marécageux de la riche Provence, où il fit ce que le saint évangéliste lui avait recommandé au sujet de l’hippogriffe.

Le saint évangéliste lui avait ordonné, une fois arrivé en Provence, de ne plus lui faire sentir l’éperon, et de ne pas le soumettre plus longtemps à la selle et au frein, mais de lui donner la liberté. Déjà, depuis son retour du divin lieu qui s’enrichit de tout ce que nous perdons, Astolphe avait vu son cor perdre tous ses sons rauques, du moment où il avait quitté le paradis terrestre pour rentrer dans un air plus lourd, et devenir muet.

Astolphe vint à Marseille, juste le jour de l’arrivée de Roland, d’Olivier, du sire de Montauban, du brave Sobrin et du non moins brave Roger. Le souvenir de leur compagnon défunt empêchait les paladins de se réjouir de leur victoire comme ils auraient dû le faire.

Charles avait reçu, de Sicile, avis de la mort des deux rois, et de la prise de Sobrin. Il avait appris aussi la perte de Brandimart, ainsi que le retour de Roger. Il avait le cœur joyeux, et éprouvait un grand soulagement de sentir ses épaules allégées du grand poids qui les avait fait si longtemps ployer.

Pour faire honneur aux cinq guerriers, le meilleur appui du saint empire, Charles convoqua sur les bords de la Saône toute la noblesse du royaume, à la tête de laquelle il voulut les recevoir. Il sortit hors des murs, avec sa plus belle bannière, entouré de rois et de ducs, et accompagné de son épouse qui était escortée d’une suite nombreuse de belles et nobles damoiselles.

L’empereur aborda d’un air joyeux et ouvert les paladins, leurs amis et leurs parents. La noblesse et le peuple les comblèrent de marques de respect et de sympathie; et l’on acclamait les noms de Montgraine et de Clermont. Après les premiers embrassements, Renaud, Roland et Olivier présentèrent Roger à leur maître.

Ils lui racontèrent qu’il était fils de Roger de Risa, et l’égal de son père par la vaillance. Nos escadrons connaissaient du reste sa force et son courage. En ce moment parurent Bradamante et Marphise, les deux nobles et belles compagnes. Marphise courut embrasser son frère Roger; l’autre damoiselle l’aborda avec plus de retenue.

L’empereur fit remonter à cheval Roger qui en était descendu par respect, et le fit marcher à ses côtés, ne laissant échapper aucune occasion de l’honorer. Il savait bien qu’il s’était rangé à la vraie Foi; il en avait eu l’assurance par les chevaliers dès leur arrivée.

Ils rentrèrent tous ensemble dans la ville où les attendait un véritable triomphe; les rues étaient jonchées de verdure, et tendues de riches tapis; une pluie de fleurs retombait de toutes parts sur les vainqueurs, jetées à pleines mains par les dames et les damoiselles, du haut des balcons et des fenêtres.

À chaque carrefour, des chœurs célébraient leur gloire; ils passèrent sous des arcs de triomphe et des trophées improvisés, où était représentée la prise de Biserte, ainsi que d’autres faits d’armes. En d’autres endroits, on avait dressé des théâtres en plein vent où l’on se livrait à divers jeux de mimique et de spectacles variés; partout se voyait cette inscription: Aux libérateurs de l’empire!

Ce fut au son des trompettes retentissantes, des clairons, et de toutes sortes d’instruments, au milieu des rires et des applaudissements, de la joie et de la faveur du peuple dont le cortège avait peine à percer la foule, que le magnanime empereur descendit au palais. Là, pendant plusieurs jours, les tournois, les spectacles, les danses et les banquets partagèrent les loisirs de l’illustre compagnie.

Un jour Renaud fit savoir à son père son intention de donner sa sœur à Roger. Il lui dit qu’il lui en avait fait la promesse en présence de Roland et d’Olivier, qui étaient comme lui d’avis qu’on ne pouvait trouver, en fait de noblesse de race et de vaillance, une alliance non seulement égale, mais meilleure.

Aymon écouta son fils avec quelque dédain; il s’étonna de ce qu’il eût osé marier sa fille sans en conférer avec lui. Il lui dit qu’il avait décidé qu’elle serait la femme du fils de Constantin, et non de Roger, lequel non seulement ne possédait pas de royaume, mais n’avait chose au monde dont il pût dire: Ceci est à moi. Il ajouta qu’il prisait peu la noblesse et le courage sans la richesse.

Béatrix, la femme d’Aymon, blâma bien davantage son fils, et le traita d’insolent. Elle s’opposa ouvertement et secrètement à ce que Bradamante devînt la femme de Roger, car elle poussait de tout son pouvoir à en faire une impératrice du Levant. Renaud, de son côté, s’obstinait, ne voulant pas manquer d’un iota à sa parole.

La mère, qui croyait que sa magnanime fille n’aurait d’autre volonté que la sienne, l’engage à dire hautement qu’elle aimerait mieux mourir que de devenir la femme d’un pauvre chevalier; elle ne la reconnaîtrait plus jamais pour sa fille, si elle supportait l’injure que lui fait son frère. Qu’elle ne craigne donc pas de dire non, et qu’elle se rassure; Renaud ne pourra la forcer.

Bradamante se tait; elle n’ose pas contredire sa mère, car elle a pour elle un tel respect, qu’elle ne pourrait songer un instant à lui désobéir. D’un autre côté, il lui semblerait commettre un crime si elle avait l’air de consentir à ce qu’elle ne veut pas faire. Elle ne veut pas parce qu’elle ne peut pas. Aymon lui a enlevé le pouvoir de disposer peu ou prou d’elle même.

Elle n’ose ni dire non, ni se montrer satisfaite. Elle se contente de soupirer sans répondre. Mais quand elle est seule, et que personne ne peut la voir, ses yeux répandent des torrents de larmes. Elle se frappe la poitrine, et déchire sa belle chevelure blonde, et se parle ainsi tout en pleurant:

«Hélas! puis-je vouloir le contraire de celle qui doit posséder tout pouvoir sur ma volonté? J’aurais la volonté de ma mère en si petite estime, que je la ferais passer après ma propre volonté? Ah! quelle faute plus grave une damoiselle peut-elle commettre? quel blâme plus grand peut-elle encourir, que de prendre un mari contre la volonté de ceux auxquels elle doit obéissance?

» Ah! malheureuse! la piété filiale pourra-t-elle m’amener à t’abandonner, ô mon Roger, et faire que je me livre à de nouvelles espérances, à de nouveaux désirs, à un nouvel amour? Ou bien, oubliant le respect et la soumission que les bons fils doivent aux bons parents, ne dois-je considérer que mon bien, que ma joie, que mon affection?

» Je connais, hélas! ce que j’ai à faire; je sais quel est le devoir d’une honnête fille; je le sais, mais à quoi cela me sert-il, si la raison a moins de pouvoir que mes sens; si Amour la repousse et lui impose silence; s’il ne me laisse pas disposer de moi autrement que selon son bon plaisir, et s’il ne me laisse dire ou faire que selon ce qu’il fait ou dit lui-même?

» Je suis la fille d’Aymon et de Béatrice, et je suis malheureuse, esclave d’Amour. Si je viens à faillir, je puis espérer trouver pardon et pitié auprès de mes parents. Mais si j’offense l’Amour, qui pourra détourner de moi sa juste fureur? Voudra-t-il seulement écouter une seule de mes excuses, et ne me fera-t-il pas promptement mourir?

» Hélas! j’ai longtemps cherché à amener Roger à la vraie Foi, et je l’y ai enfin amené. Mais à quoi cela me sert-il, si ma bonne action ne profite qu’aux autres? Ainsi l’abeille renouvelle chaque année son miel, mais non pour elle, car elle n’en jouit jamais. Mais je mourrai plutôt que de prendre pour mari un autre que Roger.