Elle ajoutait à ces douces protestations d’autres paroles pleines d’amour, d’assurances de fidélité, et de nature à le réconforter et à le rendre mille fois à la vie s’il l’eût perdue mille fois. Mais au moment où ses espérances semblaient devoir toucher au port, elles furent ressaisies par une nouvelle tempête plus impétueuse et plus sombre, et rejetées au large, loin du rivage.
Bradamante, désireuse de faire encore plus qu’elle n’a dit, et rappelant dans son cœur sa fermeté habituelle, laisse de côté tout respect des convenances. Elle se présente un jour à Charles, et dit: «Si jamais j’ai accompli quelque action qui ait paru bonne et utile à Votre Majesté, je la prie de ne pas me refuser une grâce.
» Et avant que je lui exprime plus expressément ce que je désire d’elle, je veux qu’elle m’engage sa parole royale de m’accorder cette grâce; elle verra ensuite combien ma demande est juste et loyale.» Charles lui répondit: «Ô jeune fille que j’aime, ta vertu doit te faire obtenir ce que tu demandes. Je jure de te satisfaire, quand bien même tu me demanderais la moitié de mon royaume.»
«La grâce que je réclame de Votre Altesse – dit la damoiselle – c’est de ne pas permettre qu’on me marie à quiconque n’aura pas montré qu’il est plus vaillant que moi sous les armes. Celui qui me voudra pour femme, devra d’abord se mesurer avec moi, l’épée ou la lance à la main. Le premier qui me vaincra, m’obtiendra; quant à ceux qui seront vaincus, ils iront chercher compagne ailleurs.»
L’empereur, le visage joyeux, répond que la demande est bien digne d’elle. Il lui dit de se rassurer, qu’il sera fait comme elle le désire. Cette entrevue ayant eu lieu en public, le bruit ne tarde pas à s’en répandre, et parvient le jour même aux oreilles de Béatrix et du vieux Aymon.
Tous deux sont saisis d’une grande indignation, d’une grande colère contre leur fille; ils voient bien, par cette demande, qu’elle songe plus à Roger qu’à Léon. Aussi, pour l’empêcher de mettre son projet à exécution, ils usèrent de ruse pour l’entraîner loin de la cour, et la conduisirent avec eux à Rochefort.
C’était une forteresse que Charles avait donnée quelques jours auparavant au duc Aymon, et située entre Perpignan et Carcassonne, sur un point important du littoral. Là, ils la retinrent prisonnière, dans l’intention de l’envoyer au bout de quelque temps dans le Levant. De cette façon, qu’elle le voulût ou non, elle serait forcée de renoncer à Roger et de prendre Léon.
La vaillante dame, qui n’était pas moins modeste que forte et courageuse, bien qu’il n’y eût pas de gardes autour d’elle pour l’empêcher de franchir les portes du castel, se tenait soumise aux ordres de son père. Mais elle était fermement résolue à souffrir la prison et la mort, à supporter toutes les tortures, plutôt que de renoncer à Roger.
Renaud, qui voit que sa sœur lui a été enlevée des mains par ruse, et qui comprend qu’il ne pourra plus disposer d’elle, et que c’est en vain qu’il aura engagé sa promesse à Roger, se plaint à son père, et lui adresse de vifs reproches, oubliant jusqu’au respect filial. Mais Aymon se soucie peu de ses paroles, et veut disposer de sa fille selon sa volonté.
Roger, informé de tout cela, craint de perdre sa dame, et de la voir tomber, par force ou autrement, au pouvoir de Léon, si ce dernier reste plus longtemps vivant. Sans en parler à personne, il prend la résolution de le faire périr, et d’Auguste qu’il est déjà, de le rendre Divin. Si rien ne vient tromper son espoir, il compte enlever, à son père et à lui, la vie et le trône tout ensemble.
Il se revêt des armes qui ont appartenu jadis au Troyen Hector, et tout récemment à Mandricard. Il fait mettre la selle au brave Frontin, et change lui-même de cimier, d’écu et de soubreveste. Il répugne à prendre, pour tenter cette entreprise, l’aigle blanche sur fond d’azur. Il fait mettre sur son écu une licorne, blanche comme lys, sur champ de gueule.
Parmi ses écuyers, il choisit le plus fidèle, et ne veut pas permettre que d’autres l’accompagnent. Il lui fait jurer de ne jamais révéler à qui que ce soit qu’il est Roger. Il passe la Meuse et le Rhin, franchit l’Autriche et la Hongrie, et chevauche le long de la rive droite du Danube, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à Belgrade.
Il descend le fleuve jusqu’à l’endroit où la Sarre vient s’y jeter pour se précipiter avec lui dans la mer. Là, il aperçoit de nombreuses troupes campées sous des tentes où flotte l’étendard impérial. C’est l’armée de Constantin qui veut reprendre Belgrade que les Bulgares lui ont enlevée. Constantin commande en personne; il a près de lui son fils, et la plus grande partie des forces de l’empire grec.
L’armée des Bulgares occupe Belgrade; une partie est campée hors la ville, sur la colline dont le pied est baigné par le fleuve, et fait front aux troupes grecques. Les deux armées vont boire dans la Sarre. Au moment où Roger arriva, les Grecs s’apprêtaient à jeter un pont sur le fleuve, et les Bulgares se tenaient prêts à les en empêcher. Une escarmouche très vive était engagée entre les deux armées.
Les Grecs étaient quatre contre un, et avaient des bateaux et des ponts pour jeter sur la rivière. Ils avaient fait semblant de vouloir passer de force sur la rive gauche. Pendant ce temps, Léon, se dissimulant, avait remonté le fleuve, après avoir fait un grand détour, avait jeté des ponts à la hâte, et était passé sur l’autre rive.
À la tête d’une nombreuse troupe de gens à pied et à cheval – il n’en avait guère moins de vingt mille – il avait redescendu la rivière, et était tombé impétueusement sur le flanc des ennemis. Aussitôt que l’empereur voit paraître son fils sur la rive gauche du fleuve, il fait à son tour jeter des ponts et des bateaux, et passe de l’autre côté avec toute son armée.
Vatran, roi des Bulgares, guerrier prudent et courageux, s’efforce en vain de repousser une attaque si imprévue. Soudain, Léon, le saisissant dans sa robuste main, le fait tomber de cheval, et comme il ne veut pas se rendre prisonnier, il est tué de mille coups d’épée.
Jusque-là, les Bulgares avaient tenu tête à l’ennemi; mais quand ils se virent privés de leur chef; quand ils se sentirent pressés de toutes parts, ils se hâtèrent de tourner les épaules au lieu du visage. Roger qui s’avançait mêlé aux Grecs, et qui voit cette défaite, sans plus réfléchir, se dispose à secourir les Bulgares, par la seule raison qu’il hait Constantin et plus encore Léon.
Il éperonne Frontin, qui semble courir comme le vent, et dépasse tous les autres cavaliers. Il arrive parmi les fuyards qui, délaissant la plaine, se réfugiaient sur la colline. Il en arrête un grand nombre, les fait revenir contre l’ennemi, et, baissant sa lance, il fond sur les Grecs avec un air si terrible, que Mars et Jupiter en tremblent jusque dans les profondeurs du ciel.
Il aperçoit en avant de tous un chevalier, dont les riches vêtements tout brodés d’or et de soie annoncent un prince illustre. C’était le neveu de Constantin, par sa sœur, et il ne lui était pas moins cher que son fils. Roger brise son écu et son haubert comme du verre et sa lance ressort d’une palme derrière son dos.
Il le laisse mort, et tire Balisarde. Il se précipite sur la troupe la plus rapprochée; il frappe indifféremment tout ce qui se trouve devant lui; à l’un il tranche, à l’autre il fend la tête; il plonge son épée dans la poitrine de celui-ci, dans le flanc de celui-là, dans la gorge de cet autre. Il taille les bustes, les bras, les mains, les épaules, et le sang, comme un ruisseau, court dans la vallée.