» Ce funeste amour – jugez par là s’il l’avait asservi – l’empêcha même de la réveiller, afin de lui éviter la confusion de se trouver surprise en si grande faute. Le plus doucement qu’il put, il sortit, descendit les escaliers, et, se remettant à cheval, poussé par sa douleur amoureuse, il n’arrêta sa monture qu’à l’auberge où il rejoignit son frère.
» Il parut à tous changé de visage; tous virent qu’il n’avait pas le cœur joyeux. Mais aucun ne devina et ne put pénétrer son secret. Ils croyaient qu’il s’était éloigné d’eux pour aller à Rome, et il était allé à Corneto. Car si chacun comprenait que l’amour était cause de son chagrin, personne n’aurait su dire en quoi ni comment.
» Son frère pensa que c’était la douleur d’avoir laissé sa femme seule qui le tourmentait, tandis qu’au contraire il se lamentait, il enrageait de l’avoir laissée trop en compagnie. L’infortuné, le front crispé, la lèvre gonflée, tenait l’œil constamment fixé sur la terre. Fausto, qui employait tous les moyens pour le réconforter, ne sachant point la cause de son chagrin, ne pouvait y parvenir.
» Il arrosait la plaie d’une liqueur contraire; croyant dissiper la douleur, il l’accroissait; croyant fermer la blessure, il l’ouvrait et la rendait plus douloureuse, en lui remettant à l’esprit le souvenir de sa femme. Le malheureux ne repose ni jour ni nuit; le sommeil et l’appétit l’ont fui, et il ne peut les retrouver. Son visage, auparavant si beau, est tellement changé, qu’il ne ressemble plus en rien à ce qu’il était d’abord.
» Les yeux paraissent s’enfoncer dans la tête; le nez semble démesurément accru sur son visage décharné. Il lui reste si peu de son ancienne beauté, qu’il ne pourrait plus en faire l’épreuve. Au chagrin s’adjoignit une fièvre si violente, qu’elle le força de séjourner sur les bords de l’Arbia et de l’Arno, et le peu qu’il avait conservé de sa beauté tomba, comme se fane soudain au soleil la rose cueillie.
» Outre que Fausto était fort inquiet sur le compte de son frère qu’il voyait si bas, il était encore plus dépité à l’idée que son prince, auquel il avait vanté sa beauté, le prendrait pour un menteur. Il lui avait promis de lui montrer le plus beau de tous les hommes, et il lui montrerait le plus laid. Cependant, continuant sa route, il traîna son frère jusqu’à Pavie.
» Mais, craignant de passer pour privé de jugement, il ne voulut pas que le roi le vît à l’improviste. Il l’avisa auparavant par lettre que son frère arrivait à peine vivant, et qu’un violent chagrin, accompagné d’une fièvre violente, avait tellement changé son visage, qu’il ne paraissait plus ce qu’il était d’habitude.
» L’arrivée de Joconde fut aussi agréable au roi que si c’eût été celle d’un véritable ami. Il n’avait jamais plus désiré chose au monde que de le voir. Il ne lui déplut pas non plus de le trouver si inférieur à lui en beauté, bien qu’il reconnût que, s’il n’eût pas été malade, il lui aurait été supérieur, ou tout au moins égal.
» Aussitôt arrivé, il le fait loger dans son palais. Il va chaque jour le visiter et s’informe à toute heure de ses nouvelles. Il s’inquiète de savoir s’il a tout ce qu’il lui faut; enfin il s’efforce de l’honorer et de l’amuser. Mais Joconde languit, car la triste pensée de sa coupable épouse le ronge sans cesse. La vue des jeux, le chant des musiciens, rien ne peut diminuer sa douleur.
» Devant ses appartements, situés tout au haut du palais, juste au-dessous du toit, s’étend une ancienne galerie. C’est là qu’il se retire seul, tout plaisir, toute société lui étant odieux, et qu’il ajoute chaque jour un nouveau poids au fardeau de sa peine. C’est là qu’il trouva – qui le croirait? – ce qui devait le guérir de sa plaie douloureuse.
» Dans l’endroit le plus obscur de la galerie, où d’habitude les fenêtres ne s’ouvraient jamais, il s’aperçoit que la cloison joignait mal à la muraille, de sorte qu’un rayon de lumière s’en échappait. Il y pose l’œil, et il voit une chose qui aurait été difficile à croire pour celui qui l’aurait entendu raconter. Lui, qui ne l’entend pas de la bouche d’un autre, mais qui la voit, il ne peut en croire ses propres yeux.
» De l’endroit où il est, il découvre la plus secrète et la plus belle des chambres de la reine, et dans laquelle elle n’admettait que ses fidèles les plus dévoués. Il la voit elle-même engagée en une étrange lutte avec un nain qui la tenait dans ses bras. Et ce nain avait su si bien faire, qu’il avait mis la reine sous lui.
» Joconde reste un instant stupéfait et croit rêver. Mais quand il voit que le fait est réel et que ce n’est pas un songe, il est bien forcé d’en croire à lui-même. “Donc – dit-il – celle-ci se livre à un monstre bossu et contrefait, alors qu’elle a pour mari le plus grand roi du monde, le plus beau, le plus courtois! quel appétit!”
» Alors sa pensée se reporte vers sa femme qu’il avait jusque-là estimée la plus coupable des épouses, et sur le jouvenceau auquel elle s’était donnée, et voilà qu’elle lui paraît maintenant excusable. N’était-ce pas, plutôt que la sienne, la faute de son sexe qui ne peut se contenter d’un seul homme? Et si toutes ont une tache d’encre, du moins la sienne n’avait pas été choisir un monstre.
» Le jour suivant, à la même heure, il revient au même endroit; et il voit encore la reine et le nain qui font au roi le même outrage; le jour d’après et l’autre encore, il les trouve occupés à la même besogne; enfin il n’est pas de jour que la fête n’ait lieu. Et, ce qui lui paraît le plus étrange, la reine se plaint toujours que le nain ne l’aime pas assez.
» Étant un jour à regarder, il voit la reine en grande mélancolie et toute troublée, parce qu’elle avait fait appeler deux fois, par sa femme de chambre, le nain qui n’était pas encore venu. Elle envoie une troisième fois, et voici la réponse que Joconde entendit: “Madame, il joue et il perd; et pour ne pas rester en perte d’un sou, le pendard refuse de venir.”
» À un si étrange spectacle, Joconde rassérène son front, ses yeux, son visage, et, comme son nom l’indiquait, il redevient de fait joyeux, changeant la plainte en rire. Il redevient si gras et si rubicond, qu’il semble un chérubin du paradis. Le roi, son frère et toute la cour, sont étonnés d’un tel changement.
» Si le roi désirait apprendre de Joconde d’où lui était venu si subitement un tel réconfort, Joconde ne désirait pas moins l’en instruire, et le prévenir de l’injure si grave qui lui était faite. Mais il ne voulait pas plus que le roi punît sa femme de cette faute, qu’il n’avait puni la sienne. De sorte que, avant de lui rien dire, il lui fit jurer sur l’hostie consacrée qu’il ne lui ferait aucun mal.
» Il lui fit jurer, quoi qu’il dût lui dire ou lui montrer de déplaisant et d’injurieux pour Sa Majesté, qu’il n’en tirerait vengeance ni maintenant ni plus tard. Il exigea aussi qu’il gardât le silence, de sorte que la coupable ne pût jamais s’apercevoir, par le moindre signe ou par le moindre mot, que le roi connaissait son crime.
» Le roi, qui s’attendait à toute autre chose, excepté à celle-là, jura sans hésiter. Alors Joconde lui révéla la raison qui l’avait pendant si longtemps rendu malade. Il lui dit que c’était parce qu’il avait trouvé sa femme entre les bras d’un vil sergent de sa maison, et que le chagrin aurait fini par le faire mourir, si le remède avait tardé plus longtemps à venir;