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Afin de se garantir du soleil. Il s’enfouit dans le sable aride et léger, et il y était à moitié caché, lorsque survinrent par hasard Angélique la belle et son mari qui descendaient, comme je vous l’ai raconté plus haut, des monts Pyrénées sur le rivage espagnol. Elle arriva à moins d’une brassée du comte sans l’avoir encore aperçu.

Que ce fût là Roland, elle ne pouvait le penser, tellement il différait de ce qu’il était d’habitude. Depuis que cette fureur le possédait, il était toujours allé nu, à l’ombre et au soleil. S’il était né dans les champs de Sienne, dans les pays où les Garamantes adorent Jupiter Ammon, ou près des monts où le grand Nil prend sa source, il n’aurait pu avoir la peau plus brûlée.

Ses yeux étaient quasi cachés dans sa tête; il avait la figure maigre et décharnée comme un os, la chevelure inculte, hirsute et en désordre, la barbe épaisse, épouvantable, hideuse. À peine Angélique l’eut-elle vu, qu’elle s’empressa de tourner bride, toute tremblante. Toute tremblante et emplissant le ciel de ses cris, elle se retourna pour chercher secours auprès de son compagnon.

Dès que Roland, dans sa folie, l’eut aperçue, il se leva d’un bond pour la saisir, tellement son gracieux visage lui plut, et tellement l’appétit lui en vint subitement. De l’avoir tant aimée et respectée, aucun souvenir ne restait plus en lui; il court derrière elle, à la façon d’un chien qui poursuivrait une bête fauve.

Le jouvenceau qui voit le fou poursuivre sa dame, le heurte avec son cheval, et le frappe en même temps juste au moment où il lui tourne le dos. Il croit lui séparer la tête du buste; mais la peau était dure comme un os, et, à vrai dire, plus que l’acier. Roland en effet était né complètement invulnérable.

Roland, se sentant frapper par derrière, se retourne, et en se retournant, il serre le poing; avec cette force qui dépasse toute mesure, il frappe le destrier du Sarrasin. Il le frappe sur la tête et, comme s’il était de verre, il la brise et tue le cheval. Puis il s’élance de nouveau sur les traces de celle qui fuyait devant lui.

Angélique chasse sa jument en toute hâte; elle la presse du fouet et de l’éperon. Il lui semble que si elle pouvait voler aussi vite qu’une flèche, elle irait encore trop lentement. Soudain, elle se rappelle l’anneau qu’elle a au doigt et qui peut la sauver. Elle le porte à sa bouche, et l’anneau, qui n’avait rien perdu de sa vertu, la fait disparaître comme une lumière qu’un souffle éteint.

Soit qu’elle eût peur que la jument ne trébuchât, soit qu’elle fît un faux mouvement en changeant l’anneau de place, – je ne puis affirmer quel est le vrai – au moment même où elle plaça l’anneau dans sa bouche, et où elle rendit ainsi invisible son beau visage, elle leva la jambe, vida les arçons et se trouva à la renverse sur le sable.

Il s’en fallut de deux doigts qu’elle ne fût atteinte par le fou, qui, dans le choc, lui eût ôté la vie. Elle fut, en cette occurrence, grandement favorisée par la fortune. Cependant elle cherche le moyen de se procurer une autre monture, ainsi qu’elle a fait déjà, car elle ne peut plus songer à ravoir jamais celle qu’elle vient de quitter, et qui galope sur le rivage, poursuivie par le paladin.

Ne doutez point qu’elle ne sache se pourvoir, et suivons Roland, dont l’impétuosité et la rage augmentent en voyant Angélique disparaître. Il poursuit la jument sur le sable nu, et en approche toujours de plus en plus. Déjà il la touche et, la saisissant par la crinière, puis par la bride, il s’en rend enfin maître.

Le paladin s’en empare avec la même joie qu’un autre se serait emparé d’une donzelle. Il rassemble les rênes et la bride, et, d’un bond, saute en selle. Il la fait courir pendant plusieurs milles, de çà, de là, sans lui laisser de repos, sans jamais lui ôter la selle ni le frein, et sans lui laisser goûter ni herbe ni foin.

En voulant franchir un fossé, il roule au fond avec la jument. Non seulement il n’éprouve aucun mal, mais il ne sent pas même la secousse. Quant à la malheureuse bête, elle se brise l’épaule au fond du fossé. Roland ne voit pas comment il pourra la tirer de là; finalement, il la charge sur son épaule et, sous ce poids énorme, il parcourt encore trois portées d’arc.

Mais sentant que la charge devient trop lourde, il la dépose à terre, et cherche à la tirer après lui. La jument le suit d’un pas lent et boiteux. Roland lui disait: «Marche!» mais il parlait en vain. Du reste, l’eût-elle suivi au galop, que son désir insensé n’eût pas été satisfait. À la fin, il lui enlève le licol et l’attache par le pied droit.

Puis il la tire après lui, et la réconforte en lui disant qu’ainsi elle pourra le suivre plus facilement. Le poil et la peau de la malheureuse bête restent aux pierres du chemin, et elle meurt enfin de fatigue et de coups. Roland ne s’en aperçoit même pas, et, sans la regarder, il poursuit son chemin en courant.

Il va, la traînant toujours, bien que morte. Il dirige sa course vers l’Occident. Sur son passage, il saccage palais et chaumières. Lorsqu’il éprouve le besoin de manger, il s’empare des fruits, des viandes, du pain; tout lui est bon, pourvu qu’il l’engloutisse. Partout il use de sa force contre les gens, laissant celui-ci mort, celui-là estropié. Il s’arrête rarement, et va sans cesse devant lui.

Il aurait traité de même sa dame, si elle ne s’était cachée, car il ne distinguait plus le noir du blanc, et croyait être utile en nuisant à tout le monde. Ah! que maudits soient l’anneau et le chevalier qui l’avait donné à Angélique. Sans lui, Roland se serait vengé, et du même coup en aurait vengé mille autres.

Et ce n’est pas celle-là seulement qui aurait dû tomber aux mains de Roland, mais toutes celles qui existent aujourd’hui, car, de toutes façons, elles sont toutes ingrates, et, parmi elles, il ne s’en trouve pas une de bonne. Mais avant que les cordes détendues de ma lyre ne rendent un son en désaccord avec mon chant, il vaut mieux le renvoyer à une autre fois, afin qu’il soit moins ennuyeux pour qui l’écoute.

Chant XXX

ARGUMENT. – Étranges preuves de folie de Roland. – Mandricard et Roger combattent l’un contre l’autre pour l’écu d’Hector et l’épée de Roland. Roger est blessé et Mandricard est tué. – Bradamante reçoit des mains d’Hippalque la lettre de Roger et se plaint de lui. – Renaud vient à Montauban, et emmène avec lui ses frères et ses cousins au secours de Charles.

Quand la raison se laisse dominer par l’impétuosité et la colère; quand elle ne sait pas se défendre de l’aveugle fureur qui pousse la main et la langue à nuire à ses propres amis, bien qu’ensuite on en pleure et qu’on en gémisse, la faute commise n’en est point rachetée. Hélas! je pleure et je m’afflige en vain de tout ce que, dans un moment de colère, j’ai dit à la fin du dernier chant.

Mais je suis comme un malade qui, après avoir pris longtemps patience, ne peut plus résister à la douleur, cède à la rage et se met à blasphémer. La douleur passe, ainsi que l’irritation qui poussait la langue à maudire. Le malade se ravise et se repent, il a honte de lui-même; mais nous ne pouvons faire que ce que nous avons dit n’ait pas été dit.

J’espère beaucoup, dames, en votre courtoisie, pour obtenir un pardon que j’implore de vous. Vous m’excuserez; car si j’ai failli, c’est sous l’influence de la frénésie, vaincu d’une âpre passion. Rejetez-en la faute sur mon ennemie qui me traite d’une telle façon que je ne pourrais pas être plus mal traité. C’est elle qui me fait dire ce dont je me repens ensuite. Dieu sait que c’est à elle que le tort appartient; quant à elle, elle sait si je l’aime!