Les consolations d’Hippalque et l’espérance, compagne assidue des amoureux, calmèrent la crainte et le chagrin de Bradamante et la firent rester à Montauban pour y attendre le terme fixé par Roger. Mais celui-ci tint mal son serment.
Ce ne fut point sa faute s’il manqua à sa promesse; et plusieurs causes indépendantes de sa volonté l’empêchèrent de tenir son engagement. Il dut rester pendant plus d’un mois étendu sur son lit, en danger de mort, tellement son état avait empiré depuis le combat qu’il avait soutenu contre le Tartare.
L’énamourée jouvencelle l’attendit jusqu’au jour marqué, mais elle l’attendit en vain. Elle n’en eut pas de nouvelles autrement que par Hippalque et par son frère qui lui raconta que Roger avait pris sa défense, et avait délivré Maugis et Vivien. Cette nouvelle, bien qu’elle lui fût agréable, lui avait cependant causé quelque amertume.
Dans le récit de son frère, elle avait entendu vanter la haute valeur et la beauté de Marphise. Elle avait appris que Roger était parti avec elle en disant qu’il se rendait au camp dans lequel Agramant était mal en sûreté. La dame le félicita d’être en si digne compagnie, mais elle n’avait pas lieu de s’en réjouir, ni de l’approuver.
Et le soupçon qui l’oppresse n’est pas petit, car si Marphise est belle, comme la renommée le rapporte, et que Roger soit resté jusqu’à ce jour près d’elle, c’est un miracle s’il ne l’aime pas. Pourtant, elle ne veut pas le croire encore, et elle espère et elle craint. Dans sa misère, elle attend le jour qui doit la rendre heureuse ou plus infortunée encore. Soupirant, elle reste à Montauban sans jamais porter ses pas au dehors.
Elle y était encore, lorsque le prince, le seigneur de ce beau domaine, le premier de ses frères – je ne dis point le premier par l’âge, mais par l’honneur, car deux autres de ses frères étaient nés avant lui – Renaud, qui jetait sur tous les siens des rayons de gloire et de splendeur, comme le soleil sur les étoiles, arriva un jour au château à l’heure de none. Hormis un page, il n’avait personne avec lui.
La cause de son arrivée était celle-ci: retournant un jour de Brava vers Paris, – je vous ai dit que souvent il faisait ce voyage pour retrouver les traces d’Angélique – il avait appris la fâcheuse nouvelle que ses cousins Vivien et Maugis allaient être livrés au Mayençais. C’est pour cela qu’il avait pris le chemin d’Aigremont.
Là, on lui avait dit qu’ils avaient été délivrés, que leurs ennemis étaient morts et détruits, que c’était Marphise et Roger qui les avaient mis en cet état, et que ses frères et ses cousins étaient retournés tous ensemble à Montauban. Il se souvint alors qu’il y avait un an qu’il ne s’était plus trouvé au château avec eux, et qu’il ne les avait embrassés.
Renaud s’en vint donc à Montauban où il embrassa sa mère, sa femme, ses fils, ses frères et ses cousins qui étaient naguère captifs. Il ressemblait, en arrivant parmi les siens, à l’hirondelle qui vient au nid, apportant à la bouche la pâture pour ses petits affamés. Après être resté un jour ou deux au château, il partit, emmenant tous les autres avec lui.
Richard, Alard, Richardet, les fils d’Aymon, le plus âgé des deux Guichard, Maugis et Vivien, suivirent en armes le vaillant paladin. Bradamante, voyant s’approcher le temps où celui qu’elle désirait tant devait venir, dit à ses frères qu’elle était malade, et refusa de se joindre à leur troupe.
Et elle leur disait bien vrai, car elle était malade, non de fièvre ou de douleur corporelle; mais c’était le désir qui consumait son âme, et la souffrance amoureuse qui altérait son visage. Renaud ne s’arrêta pas davantage à Montauban, et partit emmenant avec lui la fleur de sa famille. Je vous dirai dans l’autre chant comment il arriva à Paris, et combien il vint en aide à Charles.
Chant XXXI
ARGUMENT. – Funestes effets de la jalousie. – Combat de Renaud et de Guidon le Sauvage. Ce dernier est reconnu et se joint à la troupe des guerriers de Montauban qui, réunis aux forces dont dispose Charles, fait un grand carnage des Maures. – Brandimart va avec Fleur-de-Lys sur les traces de Roland, et arrive au petit pont construit par Rodomont dont il devient prisonnier. – L’armée des Sarrasins se retire à Arles.
Quel état serait plus doux, plus agréable que celui d’un cœur amoureux; quelle vie serait plus heureuse, plus fortunée que celle que l’on passerait en servage d’amour, si l’homme n’était sans cesse tourmenté de ce soupçon funeste, de cette crainte, de ce martyre, de cette frénésie, de cette rage qu’on appelle jalousie?
Cependant, quelle que soit l’amertume qui se glisse dans cette suavissime douceur, elle ne fait qu’augmenter la force ou aiguiser la finesse de l’amour. La soif fait paraître l’eau bonne et savoureuse, et c’est grâce à la faim que l’on apprécie les aliments. Celui-là ne connaît point la paix et en ignore le prix, qui n’a pas d’abord éprouvé ce que c’est que la guerre.
On supporte paisiblement de ne point voir avec les yeux ce que le cœur voit toujours; plus on reste éloigné de ce qu’on aime, plus le retour, quand il s’effectue, apporte de soulagement. Servir sans récompense se peut accepter, pourvu que l’espérance ne soit pas morte, car le prix d’un fidèle servage finit toujours par venir, quelque tard qu’il vienne.
Le souvenir des dédains, des refus, et finalement de tous les martyres, de toutes les peines d’amour, fait que l’on goûte mieux un plaisir quand il arrive. Mais si cette infernale peste vient à infester un esprit malade, elle l’affaiblit et l’empoisonne au point que, s’il survient par la suite une occasion de joie et d’allégresse, l’amant n’en a plus souci, et ne l’apprécie pas.
Voilà la plaie cruelle, empoisonnée, que ne peuvent guérir ni les liqueurs ni les drogues, ni les grimoires, ni les inventions des sorcières, ni la longue observation des astres bienfaisants, ni tout l’art magique dont Zoroastre est l’inventeur. Voilà la plaie qui fait plus souffrir que toute autre douleur, et qui conduit l’homme au désespoir et à la mort.
Ô plaie incurable qui s’attache aussi facilement au cœur d’un amant sur un faux que sur un vrai soupçon! Plaie qui accable si cruellement l’homme, qu’elle lui offusque la raison et l’intelligence, et le rend si dissemblable à ce qu’il était auparavant! ô jalousie inique, comme tu as, bien à tort, enlevé toute joie à Bradamante!
Je ne parle pas de l’impression amère que le récit d’Hippalque et de son frère lui avait laissée au cœur, mais d’une nouvelle aussi cruelle que fausse qui lui avait été annoncée quelques jours plus tard, et en comparaison de laquelle les autres n’étaient rien. Je vous la dirai, mais après quelque digression. J’ai à vous parler auparavant de Renaud qui se dirige vers Paris avec les siens.
Le jour suivant, vers le soir, ils rencontrèrent un chevalier qui avait une dame à ses côtés. Son écu et sa soubreveste étaient entièrement noirs et coupés seulement par une bande blanche. Ce chevalier défia au combat Richardet qui marchait le premier, et qui avait l’air d’un franc guerrier. Celui-ci, qui ne refusa jamais pareille proposition, tourna bride et prit du champ.
Sans dire un mot, sans plus se demander qui ils étaient, ils coururent à la rencontre l’un de l’autre. Renaud et les autres chevaliers s’arrêtèrent pour voir le résultat de la joute. «En voilà un – se disait à part lui Richardet – qui va tout à l’heure se trouver par terre, si je le frappe bien à l’endroit où je le vise.» Mais il arriva tout le contraire de ce qu’il pensait,