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» Je dois encore, ô cruel, en outre de tous tes méfaits, t’accuser de vol à mon égard; ce n’est point parce que tu tiens mon cœur, que je parle ainsi; de cela, je consens à t’absoudre; je veux dire que tu t’étais donné à moi, et que tu m’as repris ton cœur sans motif. Rends-le-moi, parjure! tu sais bien que celui qui détient le bien d’autrui ne peut être sauvé.

» Ô Roger, tu m’as délaissée; moi je ne veux point te délaisser; et je le voudrais que je ne le pourrais pas. Mais pour échapper à mes chagrins, à mon angoisse, je puis et je veux mettre fin à mes jours. Cela seul m’est douloureux de mourir sans être aimée de toi, car si Dieu m’avait concédé de mourir alors que je t’étais chère, je n’aurais jamais connu de mort plus heureuse.»

Ainsi disant, elle saute de son lit, disposée à mourir, et, tout enflammée de rage, elle dirige la pointe de son épée sur son sein gauche. Elle s’aperçoit alors qu’elle est toute couverte de ses armes. Une pensée meilleure naît dans son esprit et lui parle ainsi tout bas: «Ô dame de si haut lignage, tu veux donc en mettant fin à tes jours encourir un si grand blâme?

» Ne vaut-il pas mieux que tu ailles au camp, où une mort glorieuse peut se rencontrer à toute heure? Là, s’il advient que tu tombes devant Roger, il pleurera peut-être encore sur ta mort. Mais si tu meurs frappée par son épée, ne mourras-tu pas plus contente? Il est bien juste que ce soit lui qui t’arrache la vie, puisqu’il te fait vivre en tant de peine.

» Peut-être encore, avant que tu meures, pourras-tu tirer vengeance de cette Marphise qui cause ta mort en détournant de toi Roger par ses amours frauduleuses et déshonnêtes» Ces pensées semblent meilleures à la damoiselle. Aussitôt, elle se fait faire, pour mettre sur ses armes, une devise qui doit indiquer sa désespérance et son désir de mourir.

Sa soubreveste était de la couleur de la feuille qui se fane quand elle tombe de la branche, et que la sève, qui la faisait vivre sur l’arbre, vient à lui manquer. Elle l’avait fait broder au dehors de troncs de cyprès flétris, comme lorsque la hache les a frappés. Ce vêtement convenait très bien à sa douleur.

Elle prit le destrier qu’Astolphe avait coutume de monter, et cette lance d’or qui faisait vider la selle à tous les cavaliers qu’elle touchait. Astolphe la lui avait donnée. Je n’ai pas besoin de vous répéter à quelle occasion, ni où, ni quand, pas plus que de vous redire de qui il l’avait eue auparavant. Elle la prit, sans toutefois connaître sa puissance stupéfiante.

Sans écuyer, sans compagnon, elle descendit de la montagne et prit le plus court chemin vers Paris, devant lequel elle croyait qu’était le camp sarrasin, car la nouvelle ne s’était pas encore répandue que le paladin Renaud, avec l’aide de Charles et de Maugis, avait fait lever le siège de Paris.

Elle avait laissé derrière elle le pays et la cité de Cahors, les monts où naît la Dordogne, et elle découvrait les environs de Montferrand et de Clermont, quand elle vit venir sur la même route qu’elle une dame au doux visage, ayant un écu attaché à l’arçon de sa selle. Trois chevaliers marchaient à ses côtés.

D’autres dames et des écuyers suivaient à la file et formaient une troupe nombreuse. En passant à côté de l’un d’eux, la fille d’Aymon lui demanda qui était cette dame, et celui-ci lui dit: «Cette dame, envoyée comme messagère au roi du peuple français, est venue par mer de l’Île Perdue, située près du pôle arctique.

» Les uns nomment ce pays l’Île Perdue, d’autres l’appellent Islande. La reine de cette île, qui est d’une beauté telle que le ciel n’en a accordé de pareille qu’à elle, envoie à Charles l’écu que vous voyez, à la condition expresse de le donner au meilleur chevalier qui à sa connaissance existe au monde.

» Comme elle s’estime, ce qu’elle est en réalité, la plus belle dame qui se soit jamais vue, elle voudrait trouver un chevalier qui surpasse tous les autres en hardiesse et en puissance, car elle a mis et résolu dans sa pensée de n’avoir pour amant et pour seigneur que celui qui sera le premier dans le métier des armes.

» Elle espère qu’en France, à la cour fameuse de Charlemagne, se trouve le chevalier qui, par mille prouesses, a prouvé qu’il est plus hardi et plus fort que tous les autres. Les trois chevaliers qui font escorte à la dame sont rois tous les trois, et je vous dirai aussi de quels pays; l’un est roi de Suède, l’autre est roi de Gothie; le troisième est roi de Norvège. Ils ont peu d’égaux sous les armes, si tant est qu’ils en aient.

» Leurs royaumes ne sont pas voisins, mais sont les moins éloignés de l’Île Perdue, ainsi nommée parce que la mer qui la baigne est peu connue des navigateurs. Tous les trois étaient amoureux de la reine, et ils se disputaient à qui l’aurait pour femme. Pour lui plaire, ils ont accompli des exploits dont on parlera tant que tournera le ciel.

» Mais elle n’a voulu ni d’eux, ni d’aucun autre qui ne serait pas tenu pour le premier chevalier du monde dans les armes. “Je fais peu de cas – avait-elle coutume de leur dire – des prouesses que vous avez accomplies en ces lieux. Si l’un de vous l’emportait sur les deux autres, comme le soleil l’emporte sur les étoiles, je pourrais le trouver sublime; mais je ne pense pas cependant qu’il pût se vanter d’être le meilleur chevalier qui porte aujourd’hui les armes.

» ”Je vais envoyer à Charlemagne, que j’estime et que j’honore comme le plus sage prince qui soit au monde, un riche écu d’or, à la condition qu’il le donnera au chevalier de sa cour qui n’aura la plus grande réputation de vaillance. Que ce chevalier soit son vassal ou celui d’un autre, je veux m’en rapporter à l’avis de ce roi.

» ”Quand Charles aura reçu l’écu et l’aura donné à celui qu’il croira plus hardi et plus fort que tous les autres, qu’il se trouve à sa cour ou ailleurs, si l’un de vous, grâce à sa valeur, peut me rapporter l’écu, je donnerai à celui-là tout mon amour, je placerai en lui tout mon désir, et celui-là sera mon mari et mon seigneur.”

» Ce sont ces paroles qui ont poussé ces trois rois à venir d’une mer si éloignée jusqu’ici. Ils sont résolus à rapporter l’écu, ou à mourir de la main de celui qui l’aura.» Bradamante prêta une grande attention au récit de l’écuyer, lequel, prenant ensuite les devants et pressant son cheval, rejoignit ses compagnons.

Bradamante ne galope ni ne court après lui; elle poursuit paisiblement son chemin, tout en songeant aux nombreux événements qui peuvent résulter de ce qu’elle vient d’apprendre. Elle se dit, en somme, que cet écu va apporter en France la discorde, et sera le sujet de querelles infinies et d’une immense inimitié entre les paladins et les autres chevaliers, si Charles veut désigner quel est le meilleur d’entre eux et lui donner l’écu.

Cette pensée lui oppresse le cœur; mais ce qui lui pèse le plus, ce qui la ronge, c’est que Roger lui ait enlevé son amour et l’ait donné à Marphise. Tout son esprit est tellement concentré sur cette idée, qu’elle ne fait point attention à son chemin, qu’elle ne se préoccupe point de savoir où elle va, ni si elle trouvera une hôtellerie commode pour passer la nuit.