» Artus qui n’avait jamais rien entrepris sans prendre l’avis du prophète Merlin – je parle de Merlin, le fils du démon, qui prévoyait l’avenir – sut par lui, et fit savoir à Pharamond, à quels périls s’exposeraient ses gens s’ils pénétraient dans le pays que l’Apennin, la mer et les Alpes enserrent.
» Merlin lui fit voir que presque tous ceux qui, après lui, porteraient la couronne de France, verraient leurs armées détruites par le fer, par la faim, ou par la peste, et qu’ils trouveraient en Italie peu de sujets d’allégresse, mais de longues luttes, peu de gain et des dommages infinis, car il n’était pas permis au lys de prendre racine sur ce terrain.
» Le roi Pharamond ajouta une telle foi à cet avis, qu’il dirigea son armée ailleurs. Quant à Merlin, qui avait vu les guerres à venir comme si elles avaient déjà existé, il consentit, sur les prières du roi, à construire cette salle où, par ses enchantements, il fit peindre, comme s’ils s’étaient déjà accomplis, tous les gestes futurs des Français,
» Afin que les successeurs de Pharamond comprissent que la victoire et l’honneur leur appartiendraient toutes les fois qu’ils prendraient la défense de l’Italie contre les autres peuples barbares, mais qu’au contraire, s’il advenait qu’ils descendissent des Alpes pour la ravager, lui imposer leur joug, ou s’en faire les maîtres, ils trouveraient au delà des monts un sépulcre béant.»
Ainsi parla le châtelain; puis il conduisit les dames à l’endroit de la salle où commençaient les histoires; il leur fait voir Sigisbert qui se met en campagne, attiré par les trésors que lui offre l’empereur Maurice. «Le voici qui descend du mont Jura dans les plaines ouvertes du Lambro et du Tessin. Voyez Eutaris, qui non seulement le repousse, mais le met en fuite après l’avoir taillé en pièces et vaincu.
» Voyez Clovis qui fait passer les monts à plus de cent mille hommes; voyez le duc de Bénévent qui, avec des forces inférieures, vient à sa rencontre, et qui lui tend un piège en feignant d’abandonner ses logements. Voici l’armée française qui se précipite sur le vin lombard, et, prise comme le poisson à l’amorce, y trouve la mort et la honte.
» Voici Childebert qui conduit en Italie quantité de capitaines et de gens de France. Pas plus que Clovis il ne peut se vanter ni se glorifier d’avoir dépouillé ou vaincu la Lombardie, car l’épée du ciel fait des siens un tel carnage, que toutes les routes en sont couvertes. La chaleur et la dyssenterie les achèvent, de sorte qu’à peine un sur dix s’en retourne sain et sauf.»
Puis il montre Pépin, et puis Charles qui descendent l’un après l’autre en Italie. Tous les deux sont heureux dans leur entreprise, car ils ne sont pas venus pour lui nuire. Le premier est accouru au secours du pape Étienne; le second défend Adrien, puis Léon. L’un dompte Astolphe; l’autre met en déroute et fait prisonnier le successeur d’Astolphe, et rend au pape tous ses honneurs.
Il leur montre ensuite un jeune Pépin dont les gens semblent couvrir tout le pays depuis les bouches du Pô jusqu’aux lagunes de l’Adriatique. Il construit à grands frais et avec de grandes fatigues un pont qui rejoint Malamocco à Rialto, et sur lequel il engage la bataille. Puis le voilà qui s’enfuit, laissant les siens engloutis par les eaux, le vent et la mer ayant brisé le pont.
«Voici Louis, le Bourguignon, que l’on voit vaincu et pris à l’endroit même où il descend; et celui qui l’a fait prisonnier lui fait jurer qu’il ne sera plus jamais attaqué par lui. Voici qu’il manque à son serment; voici que de nouveau il tombe dans le filet tendu; voici qu’il y perd la vue, et que les siens le ramènent de l’autre côté des Alpes, aveugle comme taupe.
» Voyez un Hugues d’Arles accomplir de grands exploits et chasser d’Italie les deux Bérenger. Il les bat et les taille en pièces en deux ou trois rencontres, mais ils sont remis sur pied tantôt par les Huns, tantôt par les Bavarois. Puis, accablé par des forces plus considérables que les siennes, il est forcé de conclure alliance avec l’ennemi. Il ne survit pas longtemps à cette alliance, non plus que son héritier, qui laisse le royaume tout entier à Bérenger.
» Voyez un autre Charles, qui, pour venir au secours du bon Pasteur, a porté le feu en Italie. En deux fières batailles, il a mis à mort deux rois: Manfred, puis Conradin. Voyez, par la suite, son armée éparpillée çà et là dans les cités, et tenant le nouveau royaume dans l’opprobre et l’oppression. Voyez-la massacrée toute entière au son de la cloche des vêpres.»
Puis il leur montre – mais à un intervalle non pas seulement de nombreuses années, mais de lustres nombreux – un capitaine de la Gaule, qui descend des monts pour faire la guerre aux illustres Visconti. On le voit assiéger Alexandrie avec une armée française composée de gens à pied et à cheval. Le duc a mis dans la place une forte garnison, et a tendu au dehors un piège à l’ennemi.
L’armée française, induite en erreur, est prise dans les rets qui lui ont été habilement tendus, ainsi que le comte d’Armagnac qui l’avait conduite à cette malheureuse entreprise, et couvre toute la campagne de ses morts. Les eaux du Tanaro et du Pô sont rouges de sang.
Il montre, l’un après l’autre, un chevalier de la Marche et trois Angevins, et dit: «Voyez comme ceux-ci sont plusieurs fois défaits à Bruel, à Dauni, à Marsi, à Salantini. L’appui des Français ni des Latins ne permet à aucun d’eux de s’implanter en Italie. Alphonse, puis Ferrante, les chassent du royaume, toutes les fois qu’ils y entrent.
» Voyez Charles VIII, qui descend des Alpes, ayant avec lui la fleur de la France entière. Il passe le Liris, et s’empare de tout le royaume, sans tirer une seule fois l’épée ou abaisser la lance. Il parvient ainsi jusqu’au rocher qui s’étend sur les bras, sur la poitrine et sur le ventre de Typhée. Là, il trouve, pour lui barrer le passage, la bravoure d’Inico du Guast, de l’illustre sang d’Avalos.»
Le châtelain de la Roche, qui montrait du doigt cette histoire à Bradamante, lui dit, après avoir désigné l’île d’Ischia: «Avant que je vous fasse voir plus avant, je vous dirai ce que mon bisaïeul avait coutume de me dire quand j’étais enfant, et ce qu’il prétendait avoir lui-même entendu dire à son père;
» Son père le tenait d’un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on remontât à celui qui l’avait entendu raconter par l’artiste qui avait peint, sans pinceaux, toutes ces peintures, blanches, bleues ou rouges que vous voyez là; le peintre, en montrant au roi Pharamond le château, arrivé à ce rocher d’Ischia que je viens de vous faire voir, lui dit ce que je vais vous répéter.
» Il lui dit que, du brave chevalier qui le défendait avec tant d’ardeur, et qui semblait mépriser le feu qui de tous côtés l’entourait jusqu’au phare, devait naître en ces temps ou à peu près – et il lui dit l’année et le mois – un chevalier, qui surpasserait tous ceux qui jusqu’alors avaient existé au monde.
» Nirée avait été moins beau, Achille moins brave, Ulysse moins hardi, Lada moins léger à la course, Nestor moins prudent, lui qui sut tant de choses et qui vécut si longtemps, César moins libéral et moins clément, que ne devait être celui qui naîtrait dans l’île d’Ischia, et qui devait dépasser toute la renommée de ces grands hommes.