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» Mais celle qui fait de nous ce que le vent fait de la poussière aride lorsqu’après l’avoir soulevée dans les airs jusqu’au ciel, il la laisse retomber en un instant sur la terre où il l’a prise, la Fortune fait que le roi croit avoir rassemblé autour de Pavie plus de cent mille hommes. Après les grandes sommes qu’il a dépensées, il ne sait pas si son armée a diminué ou s’est accrue.

» Aussi, par la faute de ministres avares, et grâce à la bonté du roi qui s’est fié à eux, les gens d’armes se rangent-ils peu nombreux sous les bannières, quand, la nuit, le camp assailli crie: Aux armes! Car il se voit assaillir jusque dans ses retranchements par les rusés Espagnols, qui, sous la conduite des deux d’Avalos, se frayent un chemin audacieux vers le ciel et vers l’enfer.

» Voyez la fleur de la noblesse de France étendue par la campagne; voyez de combien de lances, de combien d’épées le vaillant roi est entouré; voyez-le tomber sous son destrier, sans que, pour cela, il se rende ou se déclare vaincu. Cependant, c’est sur lui seul que l’armée ennemie dirige ses efforts, c’est sur lui seul qu’elle se rue, et personne ne vient à son secours.

» Le roi vaillant se défend à pied et se baigne dans le sang ennemi. Mais enfin le courage cède à la force. Voici le roi pris; le voici en Espagne. Il s’est rendu au chevalier de Pescaire, qui ne le quitte plus. C’est à ce du Guast que sont dues la déroute de l’armée française et la prise du grand roi.

» Pendant qu’une des deux armées est mise en déroute à Pavie, voyez l’autre, qui était en route pour attaquer Naples, s’arrêter soudain, comme s’arrête la lampe à laquelle l’huile vient à manquer. Mais le roi laisse ses fils en otage dans la prison espagnole et retourne dans ses États. Le voici qui porte la guerre en Italie, en même temps que les autres envahissent son propre domaine.

» Voyez le meurtre et le pillage remplir Rome de deuil; voyez les choses divines et profanes devenir également la proie de l’incendie et du viol. L’armée de la Ligue peut voir de son camp voisin les ruines amoncelées, et entendre les gémissements et les cris. Alors qu’elle devrait marcher en avant, elle revient sur ses pas, et laisse prendre le successeur de saint Pierre.

» Le roi envoie Lautrec avec de nouvelles troupes, non plus pour tenter la conquête de la Lombardie, mais pour arracher à des mains impies et dévastatrices la tête et les membres de l’Église. Il est retardé dans sa marche, de sorte qu’il ne trouve plus le saint-père privé de sa liberté. Il va alors assiéger la ville où est ensevelie la Sirène, et soulève tout le royaume.

» Voici l’armée impériale qui s’avance pour secourir la ville assiégée; voici Doria qui lui barre le chemin et la jette dans la mer, après l’avoir taillée en pièces. Voici également la Fortune, jusque-là si propice aux Français, qui change de fantaisie, et qui les détruit non par la lance, mais par les fièvres; de sorte que, sur dix mille, pas un ne retourne en France.»

Toutes ces histoires, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de raconter, étaient peintes dans cette salle avec des couleurs belles et variées, et avec une clarté telle qu’on les comprenait sur-le-champ. Les convives repassent devant elles à deux ou trois reprises et semblent ne pouvoir en détacher leurs yeux. À plusieurs reprises, ils lisent ce qui est écrit sous ces belles œuvres.

Les belles dames et les autres assistants, après avoir longtemps regardé et raisonné entre eux, furent conduits dans les appartements où ils devaient prendre du repos, par le châtelain lui-même, désireux de faire honneur à ses hôtes. Voyant tous ses compagnons déjà endormis, Bradamante va se coucher la dernière. Mais elle a beau se retourner sur l’un et l’autre flanc, elle ne peut dormir.

Cependant, à l’approche de l’aube, elle ferme un instant les yeux, et il lui semble voir son Roger, qui lui dit: «Pourquoi te consumes-tu de chagrin, et donnes-tu créance à ce qui n’est pas la vérité? Tu verras plutôt les fleuves remonter à leur source, que de me voir porter ma pensée à d’autres qu’à toi. Si je ne t’aimais pas, je ne pourrais aimer mon propre cœur ni les pupilles de mes yeux.»

Et il lui semble qu’il ajoute: «Je suis venu ici pour me faire baptiser et faire tout ce que je t’ai promis. Et si je suis en retard, c’est une autre blessure que celle de l’amour qui m’a retenu.» En ce moment le sommeil la fuit, et elle ne voit plus que Roger qui disparaît avec son rêve. La damoiselle recommence alors à pleurer et se parle ainsi à elle-même:

«C’est un vain songe qui est venu me procurer ce plaisir, et c’est, hélas! la réalité qui me torture pendant que je veille. Le songe a été prompt à s’enfuir, mais ce n’est point un songe que mon âpre et cruel martyre. Pourquoi, éveillée, n’entends-je plus, ne vois-je plus ce qu’endormie, ma pensée semblait entendre et voir? pourquoi mes yeux, quand ils sont clos, voient-ils le bien, et voient-ils le mal quand ils sont ouverts?

» Le doux sommeil m’a fait espérer la paix; mais la veille amère me replonge dans la guerre. Le doux sommeil a été menteur, mais, hélas! la veille amère ne me trompe point. Si le vrai me pèse et si le faux me plaît, que jamais plus je n’entende ou ne voie la vérité sur la terre. Si le sommeil me donne la joie, si la veille m’apporte la souffrance, puissé-je dormir sans me réveiller jamais!

» Heureux les animaux à qui un lourd sommeil tient, pendant six mois, les yeux fermés! Je ne veux pas dire qu’un semblable sommeil ressemble à la mort, et qu’une semblable veille ressemble à la vie, car, contrairement aux autres êtres, je me sens mourir quand je veille, et je me sens vivre quand je dors. Mais si un sommeil de cette nature ressemble à la mort, viens sur l’heure, ô Mort, me clore les yeux!»

Le soleil rougissait les bords extrêmes de l’horizon; les nuages s’étaient dissipés, et le jour qui commençait paraissait devoir être le contraire du jour précédent. Bradamante, s’étant éveillée, revêtit ses armes et se remit en chemin, après avoir remercié le châtelain de la bonne hospitalité et de l’honneur qu’elle en avait reçus.

Elle retrouva la messagère qui était sortie de la Roche, avec ses deux damoiselles et ses écuyers, et qui avait rejoint l’endroit où l’attendaient les trois chevaliers. C’étaient ceux que la lance d’or avait, la veille, jetés bas de leurs destriers, et qui avaient, à leur grand déplaisir, supporté toute la nuit la pluie, le vent et l’orage.

Ajoutez à cela qu’eux et leurs chevaux étaient restés à jeun, battant des dents et des pieds dans la boue. Leur mauvaise humeur s’augmentait encore de la crainte de voir la messagère raconter dans leur pays qu’ils avaient été abattus par la première lance qui s’était trouvé sur leur chemin en France.

Résolus à mourir ou à tirer sur-le-champ vengeance de l’outrage qu’ils ont reçu, afin que la messagère, appelée Ullania – j’avais oublié de vous la nommer – revienne sur la mauvaise opinion qu’elle pourrait peut-être avoir conçue de leur courage, ils défient au combat la fille d’Aymon, dès que celle-ci se montre hors du pont-levis.

Ils ne se doutent en aucune façon qu’elle est une damoiselle, car rien dans ses allures ne le dénote. Bradamante, en personne pressée de continuer sa route et qui ne veut point s’arrêter, refuse le combat. Mais ils la pressent tellement qu’elle ne peut refuser plus longtemps sans encourir le blâme. Elle abaisse sa lance, et, en trois coups, elle les envoie tous les trois à terre. C’est ainsi que finit le combat.