Robert J. Sawyer
Rollback
Jamais un sage n’a souhaité être plus jeune.
Quel âge auriez-vous si vous ne saviez pas quel âge vous avez ?
À Robyn Meta Herrington
(1961–2004)
Une grande amie, un grand écrivain
PREMIÈRE PARTIE
1.
Ils avaient eu la belle vie.
Debout dans le salon de la petite maison que sa femme Sarah et lui partageaient maintenant depuis soixante ans, Donald Halifax jeta un coup d’œil autour de lui. Cette phrase lui revenait sans cesse à l’esprit. Oh, bien sûr, il y avait eu des hauts et des bas, et sur le moment, les bas avaient ressemblé à des excursions dans les flammes de l’enfer – la longue agonie de sa mère, la lutte de Sarah contre son cancer du sein, les périodes difficiles que leur mariage avait traversées –, mais dans l’ensemble, tout bien considéré, ils avaient eu la belle vie.
Tout bien considéré…
Don secoua la tête, mais ce n’était pas avec tristesse. Il avait toujours été réaliste et pragmatique, et il savait qu’il n’avait plus grand-chose d’autre à faire que regarder en arrière et récapituler. À quatre-vingt-sept ans, c’est tout ce qui vous reste.
Le salon était étroit. Une cheminée était installée au milieu d’un des deux murs les plus longs, encadrée de deux fenêtres autopolarisantes, mais il n’arrivait pas à se souvenir de la dernière fois qu’ils y avaient fait du feu. C’était trop de travail à allumer, et de devoir tout nettoyer ensuite.
Des photos encadrées étaient posées sur le manteau de la cheminée, dont une de Sarah et Don prise le jour de leur mariage, en 1988. Sarah était en blanc, et lui portait un habit, noir en réalité mais gris sur la photo qui avait passé avec le temps. Sur d’autres photos, on voyait leur fils Carl quand il était bébé et le jour de la remise de son MBA à l’université McGill, ainsi que sa fille Emily, l’une quand elle avait une vingtaine d’années, et l’autre, holographique celle-là, dans la quarantaine. Et plusieurs holos de leurs deux petits-enfants.
Il y avait aussi quelques trophées : deux petites coupes que Don avait gagnées dans des tournois de Scrabble, et la grande que Sarah avait reçue de l’Union astronomique internationale. Il ne se souvenait plus de ce qui était gravé sur celle-là, et il s’en approcha à petits pas pour voir :
À SARAH HALIFAX
QUI A SU TROUVER L’ASTUCE
1er MARS 2010
Il hocha doucement la tête en se souvenant comme il avait été fier ce jour-là, même si leur existence avait été brièvement chamboulée par la célébrité de sa femme.
Un écran plat magphotique était incrusté au-dessus de la cheminée, et quand ils ne regardaient rien de particulier, on pouvait y lire l’heure en chiffres rouges de trente centimètres de haut, suffisamment gros pour que Sarah puisse les voir du fond de la pièce. Comme elle le disait souvent en plaisantant, heureusement qu’elle n’avait pas choisi l’astronomie optique. Il était maintenant 15:17. Le chiffre de droite se transforma en 8 sous ses yeux. La fête était prévue pour quinze heures, mais personne n’était encore arrivé, et Sarah continuait de se préparer à l’étage.
Don se promit de ne pas être brusque avec ses petits-enfants. Il ne voulait pas leur parler sèchement, mais c’était toujours comme ça que ça se terminait. À son âge, la douleur était présente à tout instant, et ça le rendait grincheux.
Il entendit la porte d’entrée s’ouvrir. La maison connaissait les biométriques des enfants, et ils ne se donnaient jamais la peine de sonner. Il y avait un petit escalier à un bout du salon qui menait à l’entrée au rez-de-chaussée, et un plus grand qui permettait d’accéder à l’étage. C’est au pied de celui-là que Don se dirigea.
— Hé, Sarah ! cria-t-il. Ils sont là !
Il retourna à l’autre bout de la pièce, chaque pas accompagné d’un petit élancement douloureux. Personne n’était encore monté parce que ici, on était à Toronto, en février, et réchauffement climatique ou pas, il y avait encore des bottes fourrées et des anoraks à retirer. Avant d’avoir atteint l’escalier de l’entrée, il avait déjà reconnu les voix : c’était bien Carl et sa bande.
En les regardant depuis le haut des marches, il ne put s’empêcher de sourire. Son fils, sa belle-fille, son petit-fils et sa petite-fille… les composantes de son immortalité. Carl était en train de retirer une de ses bottes, penché d’une façon que Don n’aurait pas pu supporter une seconde. De là où il se tenait, il voyait nettement la calvitie naissante de son fils – un problème facile à corriger, si Carl avait été coquet, mais ni Don ni son fils, qui avait maintenant cinquante-quatre ans, ne pouvaient se voir reprocher ce défaut.
La blonde Angela avait dix ans de moins que son mari. Elle s’efforçait d’enlever les bottes de la petite Cassie installée sur la seule chaise de l’entrée. La fillette, qui ne faisait aucun effort pour aider sa mère, leva la tête et aperçut Don. Un grand sourire éclaira son petit visage rond.
— Papy !
Il lui fit signe de la main. Une fois débarrassés de tout leur barda, ils montèrent au salon. Angela, qui portait une grande boîte à gâteaux rectangulaire, embrassa Don sur la joue au passage et se dirigea vers la cuisine. Le petit Percy – douze ans, maintenant – la suivait de près, puis venait Cassie qui arrivait tout juste à se tenir à la rampe pour gravir les six marches.
Don se pencha en avant et sentit des tiraillements dans son dos. Il aurait bien voulu soulever Cassie, mais c’était impossible. Il dut se contenter de la laisser lui passer les bras autour du cou et le serrer très fort. Elle ne se rendait absolument pas compte qu’elle lui faisait mal, mais il supporta stoïquement la douleur jusqu’à ce qu’elle le lâche. Elle partit alors en trottinant à travers la pièce pour rejoindre sa mère dans la cuisine. Il se retourna pour la regarder, et vit Sarah qui descendait péniblement l’escalier, une marche à la fois, en s’agrippant des deux mains à la rampe.
Le temps qu’elle arrive en bas, Don entendit la porte s’ouvrir de nouveau, et sa fille Emily – divorcée, sans enfant – entra à son tour. Bien vite, tout le monde se retrouva entassé dans le salon. Avec ses implants auditifs, Don n’avait pas de problème en temps normal, mais dans ce brouhaha, il avait du mal à distinguer les conversations. Bon, c’était sa famille, et tout le monde était là, c’était le principal. Il était très heureux, mais…
Mais c’était peut-être la dernière fois. Ils s’étaient déjà réunis six semaines plus tôt chez Carl, à Ajax, pour fêter Noël. En principe, ce n’était qu’à Noël prochain que ses enfants et ses petits-enfants se retrouveraient de nouveau ensemble, mais…
Mais il ne pouvait pas compter sur un prochain Noël. Pas à son âge.
Non, il ne fallait pas qu’il ressasse tout ça. Aujourd’hui, c’était un jour de fête, il fallait qu’il en profite et…
Et soudain, il se retrouva avec une flûte de champagne à la main. Emily faisait le tour du salon pour distribuer les verres aux adultes tandis que Carl s’occupait des gobelets de jus de fruit pour les enfants.
— Papa, va te mettre à côté de Maman, dit Carl.
Don obéit et traversa la pièce pour rejoindre Sarah, qui était assise dans le fauteuil relax car elle ne pouvait pas rester debout bien longtemps. Ils ne s’allongeaient plus guère dans ce vieux fauteuil, mais leurs petits-enfants adoraient jouer avec les commandes. Il se tint à côté d’elle en regardant ses cheveux blancs qu’elle commençait à perdre. Elle se tordit le cou tant qu’elle put pour lever les yeux vers lui, et un sourire illumina son visage. Une ligne de plus dans un paysage de rides et de plis…