Mais le pétrole, ça faisait tellement siècle dernier… Aujourd’hui, la plus forte densité de milliardaires se trouvait à Chicago, là où l’industrie naissante de la fusion froide s’était implantée autour du Fermilab, et c’est donc là qu’était basée Rejuvenex. Carl avait accompagné Don et Sarah pour le voyage. Il était encore assez sceptique, et tenait à s’assurer que ses parents seraient bien traités.
Ni l’un ni l’autre n’étaient encore jamais allés dans un hôpital privé. Ce genre d’établissement était totalement inconnu au Canada. D’ailleurs, leur pays n’avait pas non plus d’universités privées, un sujet que Sarah avait particulièrement à cœur. L’éducation et la santé doivent être du ressort public, disait-elle souvent. Cela étant dit, il était arrivé que certains de leurs amis parmi les plus fortunés évitent les longues attentes des hôpitaux canadiens pour se rendre dans les établissements luxueux au sud de la frontière.
Mais les clients de Rejuvenex étaient une espèce à part. Même les grandes vedettes de cinéma (le critère habituel de Don en terme de superfortune) ne pouvaient se payer le traitement, et l’opulence de l’établissement dépassait l’imagination. Les plus grands hôtels auraient eu l’air de taudis en comparaison des espaces publics. Les laboratoires et salles médicales semblaient d’une technologie encore plus avancée que ce que Don avait pu voir dans les films de science-fiction dont son petit-fils Percy raffolait.
La procédure de rollback commençait par une scannographie complète du corps, afin de recenser les problèmes qu’il faudrait corriger : articulations endommagées, artères partiellement bouchées, et bien d’autres encore. Ceux qui ne présentaient pas de risque vital immédiat seraient réglés plus tard, par une série d’opérations effectuées une fois le rajeunissement terminé. Les autres étaient traités immédiatement.
Sarah avait besoin d’une nouvelle hanche et d’une réparation des deux rotules, ainsi que d’une recalcification complète du squelette. Tout cela pouvait attendre. Quant à Don, il avait vraiment besoin d’un nouveau rein – il n’en avait plus qu’un qui fonctionne –, mais une fois qu’il serait rajeuni, on lui en clonerait un qu’on lui grefferait ensuite. Il avait également besoin de nouveaux cristallins, d’une prostate, etc. Ça lui faisait penser aux listes de commissions que le Dr Frankenstein confiait à Igor.
À l’aide d’un assortiment de techniques laparoscopiques, d’injections de nanodrones dans le sang et de coups de bistouri traditionnels, il fallut dix-neuf heures de chirurgie pour remédier aux dégâts structurels urgents de Sarah, et seize heures pour ceux de Don. C’était le genre de restauration que les médecins déconseillaient normalement à des gens de leur âge, car le stress résultant pouvait être pire que les éventuels bénéfices, et, de fait, on leur avait dit qu’il y avait eu quelques moments critiques lors du travail sur une des valves du cœur de Sarah. Mais au bout du compte, ils réussirent à se sortir raisonnablement bien de toutes ces opérations.
Rien que cette phase aurait déjà coûté une fortune – et l’assurance santé de Don et Sarah ne couvrait pas les soins prodigués aux États-Unis –, mais ce n’était rien comparé à la thérapie génique proprement dite, qui nécessitait la réparation de billions de cellules somatiques. Une partie du traitement consistait en un allongement des télomères, mais il fallait faire beaucoup plus que ça : chaque copie d’ADN devait être vérifiée au cas où des erreurs auraient été introduites lors de la copie précédente, et quand on en trouvait – il y en avait des milliards dans un corps âgé –, il fallait les réparer en récrivant les chaînes au niveau de chaque nucléotide, un processus délicat et complexe s’agissant de cellules vivantes. Ensuite, il fallait rassembler les radicaux libres et les éliminer, puis réamorcer les séquences de régulation et bien d’autres choses encore, une centaine de procédures distinctes dont chacune réparait un dommage particulier.
Quand tout fut terminé, il n’y eut pas de changement immédiat dans l’aspect de Don ni de Sarah. Mais cela viendrait, leur dit-on, petit à petit au cours des prochains mois, un peu plus de force ici, un raffermissement là, une ride qui s’efface, un muscle qui repousse…
Et c’est ainsi que Don, Sarah et Carl retournèrent à Toronto, toujours aux frais de Cody McGavin. Ces vols aller-retour avaient été les seules fois où Don ait voyagé en première classe. Paradoxalement, à cause de toutes ces interventions et autres désagréments médicaux, il se sentait beaucoup plus fatigué qu’avant.
Sarah et lui continueraient de prendre leurs injections hormonales deux fois par jour pendant quelques mois, et un médecin de Rejuvenex ferait le voyage une fois par semaine – c’était inclus dans le prix – pour voir comment leur rollback progressait. Don avait un vague souvenir d’enfance de leur médecin de famille effectuant des visites à domicile, dans les années 60, mais ce genre d’attention médicale extrême semblait presque scandaleux pour le Canadien moderne qu’il était.
Pendant des années, il avait évité de se regarder dans la glace, sauf en se rasant, et encore, à peine… Il n’avait pas aimé se voir du temps où il était trop gros, ni ensuite avec toutes ces rides, ces taches, ces marques de fatigue et de vieillesse… Mais maintenant, chaque matin, il examinait son visage en détail dans le miroir de la salle de bains, en se tirant la peau pour voir si elle s’était raffermie. Il regardait aussi son crâne dégarni à la recherche de signes de repousse. Ils lui avaient promis qu’il aurait de nouveau des cheveux et qu’ils seraient du châtain clair de sa jeunesse, et non pas du gris de la cinquantaine ni du blanc de ce qui lui en restait maintenant.
Don avait toujours eu un grand nez, et il était devenu encore plus grand avec l’âge, tout comme ses oreilles : les parties cartilagineuses du corps continuent de pousser toute la vie. Une fois le rollback terminé, Rejuvenex lui retaillerait le nez et les oreilles tels qu’ils étaient quand il avait vraiment vingt-cinq ans.
La sœur de Don, Susan, morte maintenant depuis quinze ans, avait eu elle aussi la malchance d’hériter du gros nez des Halifax, et quand elle avait eu dix-huit ans, après avoir supplié ses parents pendant des années, on lui avait finalement payé une rhinoplastie.
Il se souvenait encore du grand moment à la clinique, quand on avait défait les bandages après des semaines de cicatrisation et qu’était apparu le charmant petit nez retroussé, l’œuvre du Dr Jack Carnaby auquel le Toronto Life avait décerné le titre de « Meilleur artiste du nez » de la ville l’année précédente.
Il aurait bien aimé vivre un moment magique de ce genre, une sorte de révélation soudaine, un retour instantané de sa vigueur et de son tonus. Mais non, rien de tout cela… Le processus impliquait des semaines de petites modifications incrémentales, de divisions et renouvellements accélérés des cellules, de variations des niveaux hormonaux, de régénération des tissus, de…
Ah, bon sang ! se dit-il soudain. Bon sang… Il avait effectivement de nouveaux cheveux, un fin duvet presque invisible qui s’étendait au-delà de sa couronne de cheveux blancs, montant à l’assaut du dôme, à la reconquête d’un territoire qu’on pensait définitivement perdu…
— Sarah ! cria-t-il (et pour la première fois depuis bien longtemps, il se rendit compte qu’il pouvait crier sans que ça lui fasse mal à la gorge). Sarah !