— Dieu du Ciel, non, fit Sarah. Ne fais pas ça.
Il se retourna et s’avança vers elles.
— C’est la seule décision logique. Je n’ai rien demandé au départ, et je peux te jurer que je n’en veux pas si tu ne peux pas l’avoir toi aussi.
— Mais c’est une bénédiction, dit Sarah. C’est tout ce dont nous avons parlé : voir grandir nos petits-enfants, voir leurs enfants. Je ne peux pas… je ne veux pas te laisser renoncer à tout ça.
Il secoua la tête.
— Non. Je n’en veux pas. Je n’en veux plus. (Il s’arrêta et regarda Petra droit dans les yeux.) Défaites ce que vous avez fait.
Petra ouvrit tout grands ses beaux yeux bruns.
— Je ne peux pas. C’est impossible.
— Que voulez-vous dire, vous ne pouvez pas ? demanda Don.
— Votre traitement est définitivement terminé, dit Petra. Nous avons allongé vos télomères, éliminé vos radicaux libres, réparé votre ADN, et bien d’autres choses encore. Il n’y a aucun moyen de revenir en arrière.
— Il doit bien y en avoir un, insista-t-il.
Petra haussa les épaules avec philosophie.
— On n’a pas beaucoup financé de recherches visant à réduire la durée de la vie humaine.
— Mais vous devez quand même être capable d’arrêter le rajeunissement, non ? Bon, je comprends que je ne puisse pas retrouver physiquement mes quatre-vingt-sept ans, d’accord, c’est entendu. En ce moment, j’ai l’air d’avoir, quoi, soixante-dix ans, c’est ça ? Eh bien, arrêtez le rollback juste là.
Il pointa l’index vers le tapis, comme pour indiquer un endroit précis. Soixante-dix ans, c’était gérable. L’écart ne serait pas insurmontable. Tiens, le vieux Ivan Krehmer, par exemple, sa femme avait quinze ans de moins que lui. Bon, comme ça, a priori, il ne voyait pas dans son entourage de cas où ce serait la femme qui en aurait quinze de plus, mais ça devait sûrement être fréquent aussi, de nos jours.
— Il n’existe aucun moyen d’arrêter le processus en cours, dit Petra. La limite du rollback est codée en dur dans la thérapie génique. Une fois amorcé, le processus se déroule inexorablement. Chaque fois que vos cellules se divisent, vous rajeunissez physiquement et vous devenez plus robuste, jusqu’à ce que la limite fixée ait été atteinte.
— Refaites une séance de thérapie génique, alors. Vous savez, pour annuler le…
— Nous avons essayé ça sur des animaux en laboratoire, dit Petra, simplement pour voir ce que ça donnerait.
— Et alors ?
Elle haussa les épaules.
— Ils meurent. La division cellulaire s’arrête complètement. Non, nous devons laisser le rollback aller à son terme. Oh, bien sûr, nous pourrions déprogrammer la suite prévue – le travail sur vos dents et vos genoux, la greffe d’un nouveau rein une fois que vous serez en état de supporter l’opération. Mais à quoi cela servirait-il ?
Don sentit son pouls s’accélérer.
— Je vais donc me retrouver physiquement à l’âge de vingt-cinq ans ?
— Oui, fit Petra en hochant la tête. Cela prendra deux mois pour terminer le rajeunissement, mais une fois que ce sera fait, ce sera votre âge biologique, et à partir de là, vous recommencerez à vieillir à un rythme normal.
— Ah, bon sang… fit-il doucement. (Vingt-cinq ans. Et Sarah qui en aurait encore quatre-vingt-sept.) Bon sang de bois…
Petra avait l’air consternée, et elle secouait très doucement la tête.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Don.
Le médecin leva les yeux, et son regard resta trouble un instant. Elle dit enfin :
— Navrée, mais c’est seulement que… Eh bien, jamais je n’aurais cru devoir m’excuser un jour d’avoir prolongé la vie de quelqu’un d’une bonne soixantaine d’années.
Don s’accroupit à côté du fauteuil où Sarah était assise. Il y a peu encore, il aurait souffert le martyre en faisant ça… et pourtant, il n’éprouvait aucun plaisir à pouvoir le faire maintenant sans effort.
— Je suis désolé, ma chérie, dit-il. Profondément désolé.
Mais Sarah secouait la tête.
— Non, il ne faut pas. Les choses iront très bien, tu verras.
Comment les choses pourraient-elles aller très bien ? se demanda-t-il. Ils avaient toujours été en parfaite synchronisation, nés la même année et ayant grandi avec les mêmes événements en toile de fond. Ils se souvenaient tous les deux précisément d’où ils se trouvaient le jour où Neil Armstrong avait posé le pied sur la Lune, l’année où ils avaient eu neuf ans. Ils étaient tous deux adolescents quand l’affaire du Watergate avait éclaté, jeunes adultes quand le mur de Berlin était tombé, et dans la trentaine quand l’Union soviétique s’était effondrée. Et dans la quarantaine quand on avait détecté le premier signe de vie extraterrestre. Avant même de se rencontrer, ils avaient franchi ensemble les étapes de la vie, grandissant en même temps et se bonifiant comme deux bouteilles de vin du même millésime.
Don fut soudain saisi de vertige. Ses idées se brouillèrent, tout comme sa vue, apparemment. Le visage de Sarah lui parut flou, ses larmes réussissant ce que les magiciens de Rejuvenex n’avaient pu obtenir : effacer ses rides et adoucir ses traits.
10.
Comme de nombreux chercheurs du SETI, Sarah avait souvent travaillé tard le soir après cette première transmission extraterrestre captée en 2009. C’était le cas ce jour-là, et Don était passé la voir à son bureau de l’université de Toronto quand il avait lui-même fini sa journée dans les studios de la CBC.
— Y a quelqu’un ? avait-il lancé.
Sarah avait fait pivoter son fauteuil et avait souri en le voyant entrer, un grand carton rouge et blanc de Pizza Hut dans les mains.
— Tu es adorable ! roucoula-t-elle. Merci !
— Ah, fit-il, tu en voulais, toi aussi ?
— Tu n’es qu’un ventre ! Qu’est-ce que tu as acheté ?
— Une spéciale Pepperoni. D’abord, parce que j’adore les pepperoni, et ensuite, parce que tu es… spéciale !
— Aaahh ! fit Sarah.
En fait, elle préférait les champignons, mais Don les avait en horreur. Comme par ailleurs il détestait le poisson, ça donnait un petit discours qu’elle l’avait poliment écouté débiter à de nombreuses occasions, une sorte de justification de ses préférences alimentaires qu’il trouvait très spirituelle : « On ne devrait manger que des aliments aussi évolués que soi. Uniquement des animaux à sang chaud – des mammifères et des oiseaux – et seulement des plantes pratiquant la photosynthèse. »
— Merci d’être passé me voir, lui dit-elle, mais qu’est-ce que tu as fait des enfants ?
— J’ai appelé Carl, je lui ai dit de commander une pizza pour Emily et lui, et qu’il pouvait prendre un peu d’argent dans ma table de nuit.
— Quand Donald Halifax fait la fête, tout le monde doit faire la fête, dit-elle en souriant.
Il cherchait un endroit où mettre son carton. Elle se leva aussitôt et déposa par terre un globe terrestre qui trônait sur un meuble de rangement. Il posa le carton à la place et souleva le couvercle. Elle fut contente de voir de la fumée s’en dégager. Ce n’était pas trop surprenant : le Pizza Hut était juste un peu plus haut dans Bloor Street.
— Bon, alors, comment ça avance ? demanda-t-il.
Ce n’était pas la première fois qu’il apportait à manger dans le bureau de Sarah. Il avait tout son petit matériel dans un placard, assiette, couteau et fourchette, qu’il entreprit de sortir. Pendant ce temps, Sarah prit un morceau de pizza et commença à le manger avec les doigts.