— Qui est votre supérieur hiérarchique ?
— Mr Harse, qui est le secrétaire du secrétaire de Mr McGavin.
— Par conséquent, je dois passer par vous, ensuite par le secrétaire du secrétaire, et enfin par le secrétaire lui-même avant de pouvoir joindre McGavin, c’est bien ça ?
— Nous sommes obligés de respecter les procédures, monsieur, je suis sûre que vous le comprenez. Mais, bien sûr, les choses peuvent remonter très rapidement si nécessaire. Et maintenant, si vous voulez bien simplement me dire de quoi vous avez besoin… ?
Don respira profondément avant de répondre :
— Mr McGavin nous a offert, à ma femme et moi, des traitements de rajeunissement – vous savez, des rollbacks. Mais ça n’a pas marché pour ma femme, seulement pour moi. Le médecin de Rejuvenex nous a dit qu’il n’y avait rien à faire, mais peut-être que si elle recevait une demande directement de Mr McGavin… L’argent permet de tout obtenir, je le sais bien. S’il exprimait son mécontentement, je suis sûr que…
— Mr McGavin a déjà reçu un rapport complet à ce sujet.
— Je vous en prie, fit Don. Je vous en prie, ma femme… ma femme va mourir.
Silence. Ses mots avaient été d’une franchise plus brutale que ce que la réceptionniste du secrétaire du secrétaire du président avait l’habitude d’entendre.
— Je suis désolée, dit Miss Hashimoto avec ce qui ressemblait à un regret sincère.
— Je vous en prie, répéta-t-il. Le rapport qu’il a reçu venait très certainement de Rejuvenex, et ils ont dû le biaiser un peu. Je voudrais qu’il comprenne ce que nous… ce que Sarah doit endurer.
— Je lui ferai savoir que vous avez appelé.
Non, songea-t-il, vousn’en ferez rien. Vous allez vous contenter de transmettre au niveau au-dessus…
— Si seulement je pouvais parler à Mr McGavin, rien qu’une minute. Je veux simplement…
Cela faisait des dizaines d’années qu’il n’avait pas supplié quelqu’un, pas depuis…
C’est à cet instant que tout lui revint en mémoire, avec la brutalité d’un coup de massue sur la tête.
Il y avait quarante-cinq ans de cela, dans le service de cancérologie de Princess Margaret. Le Dr Gottlieb évoquait des thérapies expérimentales, des approches nouvelles et non encore validées.
Don l’avait suppliée de les essayer sur Sarah, de tenter n’importe quoi pour la sauver. Les détails s’étaient effacés avec le temps, mais il se souvenait maintenant du traitement aux interférons, dont l’application n’était pas approuvée aux États-Unis. Gottlieb avait sans doute accepté d’y recourir à cause de ses supplications, de ses demandes incessantes de tout faire qui puisse aider.
Le traitement expérimental avait échoué. Mais aujourd’hui, quatre décennies plus tard, ses effets résiduels bloquaient un autre traitement, et tout ça – il ravala péniblement sa salive – par sa faute.
— Mr Halifax ? dit Miss Hashimoto. Vous êtes toujours là ?
Oui, pensa-t-il. Je suis toujours là. Et je serai encore là pendant toutes ces années à venir, longtemps après que Sarah sera partie.
— Oui, fit-il.
— Je comprends que vous soyez bouleversé, et croyez-moi, je suis de tout cœur avec vous. Je vais affecter une superpriorité à ce message. C’est le maximum que je puisse faire. Il ne reste qu’à espérer que quelqu’un vous recontactera très prochainement.
Tout comme il le faisait à cette époque déjà si lointaine où Sarah essayait de traduire le premier message des Dracons, Don passait la voir de temps en temps pour discuter de ses progrès dans le déchiffrage de leur réponse. Mais au lieu de travailler à l’université, elle avait préféré s’installer dans le bureau – la chambre à l’étage qui avait été autrefois celle de Carl.
Le message d’origine de Sigma Draconis, capté en 2009, avait comporté deux parties : un préambule, explicitant le langage symbolique utilisé, et le cœur du message – qu’on avait rapidement appelé le CDM – qui utilisait ces symboles de façon mystérieuse. Mais Sarah avait fini par comprendre l’objet du CDM, et on avait pu transmettre une réponse.
Ce nouveau message des extraterrestres comportait également deux sections. Mais dans le cas présent, le début fournissait le mode d’emploi pour décrypter le reste, à condition de disposer de la bonne clef de transcription. Quant à la nature de ce fameux reste… ma foi, on pouvait tout imaginer. Comme il était codé, on n’y repérait pas un seul des symboles définis dans le message d’origine.
— Peut-être que les extraterrestres répondent à une des réponses officieuses, dit Don un soir, appuyé contre le chambranle de la porte du bureau et les mains croisées sur la poitrine. Si je me souviens bien, avant que tu ne transmettes la réponse officielle, des milliers de gens avaient envoyé leur réponse personnelle aux Dracons, je ne me trompe pas ?
Dans la lueur de son écran magphotique qui nimbait ses cheveux blancs, Sarah semblait incroyablement vieille, presque un fantôme.
— Non, fit-elle, c’est bien ça.
— Alors, la clef de décodage correspond peut-être à quelque chose qui se trouvait dans un de ces messages. Bon, je sais que tu y as énormément travaillé, mais il se pourrait que les Dracons n’aient pas été intéressés par la réponse officielle du SETI. Si ça se trouve, le destinataire de ce nouveau message a déjà réussi à le lire.
— Non, non, fit Sarah en secouant la tête. Ce message est bien la réponse à notre transmission officielle. J’en suis certaine.
— Tu prends peut-être tes désirs pour des réalités ? dit-il doucement.
— Non, pas du tout. Notre réponse officielle comportait un en-tête spécial, une longue série de chiffres, pour authentifier le message. C’est une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas publié sur le Web l’intégralité de ce que nous avons transmis. Sinon, tout le monde connaîtrait cet en-tête, et du coup, il ne servirait plus à rien. Il représente une identification unique de la réponse que nous avons envoyée au nom de la planète entière. Et la réponse que nous venons de recevoir fait référence à cet en-tête.
— Tu veux dire qu’il le mentionne ? Mais alors, maintenant, tout le monde doit le connaître, non ? N’importe qui pourra désormais envoyer un nouveau message aux Dracons, et il aura l’air officiel.
Le visage ridé de Sarah se plissa encore davantage dans la lumière froide de son moniteur.
— Non, fit-elle. Les Dracons ont compris que nous tentions de fournir un moyen de distinguer notre réponse officielle de toutes celles transmises. Ils ont évidemment saisi que nous ne voulions pas non plus que l’en-tête soit connu de ceux qui réussiraient à capter leur tout dernier message. C’est pourquoi ils ont simplement mentionné un chiffre sur deux, pour bien nous montrer que c’est au message officiel qu’ils répondent tout en évitant de révéler le code d’authentification que nous avions utilisé.
— Bon, eh bien, voilà ta réponse, fit Don qui avait l’air tout content de lui. La clef de décodage doit forcément être tous les autres chiffres de l’en-tête, ceux que les Dracons n’ont pas retransmis.
Sarah sourit.
— C’est la première chose que nous avons essayée. Ça n’a pas marché.
— Ah, fit-il. Bon, c’était juste une idée comme ça. Tu viens te coucher ?
Elle regarda l’horloge.
— Non, je… (Elle s’interrompit, et Don sentit son estomac se nouer. Elle avait peut-être voulu dire : Je n’ai pas de temps à gaspiller en dormant.) Je vais continuer de travailler un peu à tout ça, conclut-elle. Je ne vais pas tarder à te rejoindre. Vas-y, toi.