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Ils approchaient de la fin de la partie, et il ne restait qu’une douzaine de lettres dans la pioche. Comme d’habitude, Don menait largement. Il avait déjà réussi un « scrabble » – c’est-à-dire obtenu un bonus de cinquante points en posant ses sept lettres d’un coup – en construisant BÉGAYERAI à partir du AY qu’il avait joué précédemment, un de ces mots de deux lettres acceptés au Scrabble, mais que Sarah n’avait jamais entendu utiliser par qui que ce soit en quarante-huit ans d’existence. Don était un expert dans ce qu’elle appelait le Scrabblabla : il avait mémorisé des listes interminables de mots obscurs, sans même se donner la peine d’en apprendre la signification. Elle avait depuis longtemps renoncé à contester les mots qu’il jouait : ils figuraient toujours dans l’Officiel du Scrabble, même si son fidèle Canadian Oxford à elle ne les mentionnait pas. Bon, ça n’était déjà pas drôle quand il jouait quelque chose du genre de TOKAJS, comme il venait de le faire à l’instant, avec un K et un J, mais réussir en plus à le poser sur un mot triple, et…

Et soudain, Sarah se retrouva debout.

— Eh bien quoi ? fit Don indigné. C’est un vrai mot !

— Ce n’est pas seulement le symbole qui compte, c’est l’endroit où il apparaît !

Elle était déjà dans la cuisine, qu’elle traversa rapidement pour rejoindre le salon.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t-il en se levant pour aller la rejoindre.

— Dans le message ! La partie qui n’a aucun sens ! (Elle parlait tout en continuant de marcher.) Le reste du message définit une sorte de… d’espace conceptuel, et les nombres représentent les coordonnées des emplacements où les symboles doivent être placés. Ils relient les concepts dans une sorte de matrice à trois dimensions…

Elle était en train de dévaler l’escalier menant au sous-sol, là où se trouvait à l’époque l’ordinateur familial. Don la suivit. Carl, un adolescent de seize ans, était assis devant le volumineux écran, des écouteurs sur les oreilles, occupé à jouer à un de ces jeux d’action que Don désapprouvait fortement. De son côté, la petite Emily regardait à la télé un épisode de Desperate Housewives.

— Carl, j’ai besoin de l’ordinateur.

— Attends un peu, maman. J’en suis au dixième niveau…

— Tout de suite !

Il était exceptionnel que Sarah crie, et son fils se leva d’un bond pour lui laisser la place.

— Comment on sort de ce foutu machin ? demanda-t-elle sèchement en s’asseyant.

Carl tendit le bras par-dessus l’épaule de sa mère et fit quelque chose avec la souris. Pendant ce temps, Don avait baissé le volume de la télé, s’attirant un « Hé ! » indigné de la part d’Emily.

— C’est un réseau X-Y-Z, dit Sarah. (Elle ouvrit Firefox et accéda à l’un des innombrables sites où l’on pouvait trouver le message des Dracons en ligne.) J’en suis certaine. Ils définissent l’emplacement des termes.

— Sur une carte ? demanda Don.

— Quoi ? Non, non. Pas sur une carte… Dans l’espace ! C’est une sorte de langage descriptif à trois dimensions. Tu sais, comme Postcript, mais pour des documents qui n’ont pas seulement une largeur et une hauteur, mais également une profondeur. (Elle tapait fébrilement sur son clavier.) Si seulement j’arrivais à trouver les paramètres qui définissent le volume, et…

Encore une série de touches. Don et Carl l’observaient, absolument fascinés.

— Ah, bon sang ! s’écria Sarah. Ce n’est pas un cube… ce serait trop simple. Un prisme rectangulaire, alors. Mais quelles sont les dimensions ?

Le curseur se déplaçait à l’écran comme une fusée pilotée par un savant fou.

— Bon, fit-elle en parlant manifestement toute seule maintenant, si ce ne sont pas des nombres entiers, ça pourrait être des racines carrées…

— Papa… ?

Don se retourna. Emily le regardait avec de grands yeux ronds.

— Oui, ma chérie ?

— Qu’est-ce qu’elle fait, maman ?

Il jeta un coup d’œil à l’écran. Sarah avait lancé un programme graphique. Don se dit qu’elle devait être maintenant contente d’avoir finalement offert à Carl la super-carte vidéo dont il rêvait pour ses jeux.

— Je crois, dit Don en se tournant de nouveau vers sa fille, qu’elle est en train d’écrire une nouvelle page d’Histoire.

DEUXIÈME PARTIE

13.

Redevenir jeune ! Tant de gens en avaient rêvé au cours des siècles, mais pour Don Halifax, le rêve était devenu réalité – et c’était extraordinaire. Il savait bien que sa force et sa vitalité avaient décliné avec les années, mais comme ce déclin avait été progressif, il ne s’était pas rendu compte de tout ce qu’il avait perdu. Mais tout était revenu au cours des six derniers mois, et le contraste était stupéfiant. Il avait l’impression d’être en permanence dopé à la caféine. Il se sentait plein de vigueur et d’entrain, avec un punch terrible – « punch », un bon mot à jouer au Scrabble… Du pep, aussi, mais moins facile à placer à cause des deux « p »… Il vérifia le mot dans son datacom : « énergie débordante », put-il lire.

C’était bien ça ! Exactement ! Son énergie paraissait sans limites, et il exultait de l’avoir retrouvée. C’était comme s’il avait gagné le gros lot, sauf qu’en fait, c’est une centaine de gros lots qu’il avait gagnés d’un coup étant donné les milliards de dollars dépensés pour son traitement. Il se sentait revivre, totalement et joyeusement. Il ne traînait plus les pieds… il faisait de grandes enjambées. En marchant, il avait l’impression d’être sur un de ces trottoirs roulants dans les aéroports, comme s’il était une créature bionique capable de se déplacer si vite que les passants n’arrivaient pas à le distinguer. Il pouvait soulever de lourdes caisses, sauter par-dessus les flaques, pratiquement monter les escaliers en volant… Ce n’était pas tout à fait comme sauter par-dessus des gratte-ciel d’un seul bond, mais c’était quand même sacrément agréable.

Et il y avait une cerise sur ce délicieux gâteau : l’arrière-plan de douleurs qui l’avait accompagné pendant si longtemps avait complètement disparu. C’était comme s’il était resté assis pendant des années à côté d’un réacteur d’avion, essayant toujours d’atténuer le rugissement, de l’ignorer, et voilà tout à coup qu’on avait coupé le moteur… Ce silence était enivrant. Comme le disait la chanson, les jeunes sont incapables d’apprécier leur jeunesse. C’était tellement vrai – parce que les jeunes ne pouvaient pas comprendre ce qu’on ressentait une fois qu’elle s’était enfuie ! Mais maintenant, lui, il l’avait retrouvée !

Le Dr Petra Jones lui confirma que son rollback était terminé. Son rythme de division cellulaire, lui dit-elle, s’était ralenti pour revenir à la normale, et ses télomères recommençaient à se raccourcir à chaque division, tandis que des anneaux de croissance se reformaient dans ses os, etc. On avait également procédé à toutes les opérations complémentaires. Il avait désormais des cristallins tout neufs, on lui avait remplacé un rein et la prostate, le tout obtenu en clonant ses propres cellules. Son nez avait été restauré aux simples proportions majestueuses de sa jeunesse, tandis que l’excédent de cartilage de ses oreilles avait été retiré. On lui avait blanchi les dents et remplacé les deux plombages qui lui restaient. Et on l’avait retaillé ici et là pour parfaire quelques détails. Sur le plan pratique, il avait désormais physiquement vingt-cinq ans, et recommençait à vieillir normalement à partir de là.