Shelagh eut son rire de gorge qui était sa marque de fabrique.
— Faites ce que je dis et pas ce que je fais.
— Exactement. N’empêche, c’est vraiment assez étonnant de voir les concepts sociologiques que les extraterrestres ont réussi à formuler à partir du langage mathématique. Par exemple, en recourant à la théorie des ensembles, plusieurs de leurs questions portent sur les groupes internes et les groupes externes. William Sumner, qui a inventé le terme « ethnocentrisme », avait remarqué que ceux qu’il appelle les « peuples primitifs » ont une notion très différente de la morale selon qu’elle s’applique aux membres de leur communauté ou aux étrangers. Il semblerait que les extraterrestres veulent savoir si nous avons dépassé ce stade.
— J’aimerais croire que c’est bien le cas, dit Shelagh.
— Oui, bien sûr, fit Sarah. On pourrait s’attendre aussi à ce qu’ils cherchent à savoir si nous avons dépassé le stade de la religion. (Elle regarda Don à travers son verre d’eau.) Le vocabulaire que les Dracons ont établi leur aurait facilement permis de nous demander si nous croyons qu’il existe une intelligence en dehors de l’univers – autrement dit, s’il existe un Dieu. Ils auraient pu aussi demander si nous croyons que des informations subsistent après la mort – en d’autres termes, s’il existe une âme. Mais ils n’ont posé aucune question là-dessus. J’en discutais avec mon mari ce matin en nous rendant au studio. Il a dit que la raison en était évidente : ils ne posent pas de questions sur la religion parce que aucune espèce avancée ne pourrait être encore prisonnière de telles superstitions. Mais si c’était exactement le contraire ? Pour eux, l’existence de Dieu est peut-être d’une telle évidence qu’il ne leur est même pas venu à l’idée de nous demander si nous l’avions remarquée.
— C’est passionnant, dit Shelagh. Mais, à votre avis, pourquoi veulent-ils savoir tout ça ?
Sarah prit une profonde inspiration, puis elle relâcha lentement son souffle – ce qui fit frémir Don, à cause du long silence sur l’antenne. Mais elle finit par dire :
— C’est une très bonne question.
15.
Comme la plupart des astronomes, Sarah gardait un délicieux souvenir du film Contact basé sur le roman éponyme de Carl Sagan. En fait, elle considérait que c’était un des rares cas où un film était meilleur que le livre, qu’elle avait trouvé un peu trop long. Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas revu, mais une allusion dans un des articles parlant des efforts de décryptage du message de Draconis venait de l’y faire penser. En se régalant d’avance, elle s’installa sur le canapé à côté de Don pour le regarder un mercredi soir. Lentement, mais sûrement, elle commençait à s’habituer à l’aspect juvénile de son mari, mais une des raisons pour lesquelles elle aimait faire quelque chose avec Don où ils soient assis côte à côte, c’était qu’ils n’avaient pas besoin de se regarder en face…
Jodie Foster avait très bien réussi à incarner une scientifique passionnée, mais Sarah ne put s’empêcher d’avoir un sourire amusé quand elle l’entendit dire : « Il y a quatre cents milliards d’étoiles là-bas, rien que dans notre galaxie » – ce qui était exact –, pour enchaîner avec : « Si seulement une étoile sur un million possédait une planète, et si seulement une planète sur un million abritait une forme de vie, et s’il n’y avait qu’un cas sur un million où cette forme de vie soit intelligente, alors il y aurait quand même des millions de civilisations autour de nous. » Non, pas du tout. Quatre cents milliards divisés par un million de millions de millions est tellement proche de zéro qu’on pourrait aussi bien dire que c’est le zéro absolu…
Sarah jeta un coup d’œil vers Don pour voir s’il l’avait remarqué, lui aussi, mais il n’en manifesta aucun signe. Elle savait qu’il n’aimait pas être interrompu par des commentaires au milieu d’un film – pour arriver à se souvenir de détails insignifiants, comme il savait si bien le faire, il fallait une grande concentration –, et elle laissa donc passer cette petite erreur du scénariste. Et puis, de toute façon, ce que Jodie Foster avait dit sonnait parfaitement juste. Pendant des dizaines d’années, les gens avaient carrément tiré de leur chapeau toutes sortes de valeurs pour alimenter l’équation de Drake, celle qui cherchait à estimer le nombre de civilisations existant dans la Galaxie. En fait, les valeurs totalement arbitraires citées dans le film étaient une parfaite illustration de ces débats sans fin.
Mais l’amusement de Sarah laissa bientôt carrément place à un profond embarras. Jodie Foster se rendait dans une grande compagnie pour solliciter un financement du SETI, et quand elle se faisait tout d’abord rejeter, elle explosait littéralement en s’écriant que le contact avec une civilisation extraterrestre serait le plus grand moment de l’histoire de l’humanité, plus important que tout ce qu’on avait jamais pu faire ou même simplement imaginer, et que ce moment valait tout l’or du monde, et même plus.
Si Sarah se sentait embarrassée, c’était parce qu’elle se souvenait d’avoir tenu elle-même ce genre de discours manifestement absurde. Bien sûr, la détection du premier signal provenant de Sigma Draconis avait été une nouvelle retentissante et qui avait eu les honneurs des infos. Mais avant qu’on ne reçoive le deuxième message, il s’était écoulé plus de trente ans sans qu’on évoque les extraterrestres en première page ou sur l’écran principal des chaînes d’infos, hormis celles destinées à un lectorat friand d’ovnis et autres manifestations étranges…
Les chercheurs du SETI n’avaient pas été les seuls à gonfler l’importance de l’existence d’extraterrestres. Sarah avait oublié que le président des États-Unis de l’époque, Bill Clinton, faisait une apparition dans Contact, mais il était bien là, discourant sur la façon dont cette découverte allait changer la face du monde. Cependant, contrairement aux séquences avec Jay Leno et Larry King, qui avaient été spécialement tournées pour le film, elle vit immédiatement qu’il s’agissait d’un discours extrait d’archives, qui ne concernait pas la détection de messages extraterrestres mais plutôt la découverte de ALH84001, la météorite martienne censée contenir des fossiles microscopiques. Malgré toute l’emphase présidentielle, ce morceau de caillou n’avait absolument pas changé la face du monde, et, de fait, quand il s’était avéré quelques années plus tard qu’il ne contenait pas l’ombre d’un fossile, on en avait à peine parlé dans la presse, non pas parce qu’on voulait enterrer l’histoire, mais parce que ça n’intéressait pratiquement personne. Pour la plupart des gens, l’existence d’une forme de vie extraterrestre pouvait être un objet de curiosité, mais guère plus. Ça ne changeait rien à la façon dont ils traitaient leur conjoint ou leurs enfants ; ça ne faisait pas monter ni descendre les cours de la Bourse ; ça n’avait tout simplement aucune importance. La Terre continuait imperturbablement de tourner, et sa population continuait de faire l’amour et la guerre avec la même fréquence.
À mesure que le film avançait, l’agacement de Sarah ne faisait que grandir. On y voyait les extraterrestres transmettre aux humains les plans d’un vaisseau capable de franchir l’hyperespace, pour que Jodie Foster puisse aller les rencontrer en personne. Le message du film était que le but du SETI n’était pas réellement de communiquer avec les étoiles. Comme dans des tas de séries B hollywoodiennes, il ne s’agissait que d’une étape pour se rendre physiquement sur d’autres planètes. Avec ce début où Jodie Foster débitait ses calculs farfelus, et cette fin avec sa promesse totalement infondée que le SETI ouvrirait le chemin des étoiles – et nous permettrait peut-être même de retrouver nos chers disparus –, en passant par les discours émouvants sur la façon dont cela changerait profondément l’humanité, Contact décrivait des fantasmes, et non la réalité. Si on avait demandé à Frank Capra de faire une série de propagande intitulée « Pourquoi nous écoutons », ce film aurait pu en constituer le premier épisode.