Il y eut un silence. Randy attendait manifestement une réaction, comme si maintenant qu’il avait exprimé sa sympathie, il devait recevoir quelque chose en échange. Mais Don ne dit rien. Quand le silence commença à se faire pesant, Randy reprit :
— Bon, toujours est-il qu’il l’a fait pour toi, et…
— Et tu crois qu’il va faire la même chose pour toi, c’est ça ? Écoute, Randy, franchement, je ne sais pas combien tout ce qu’on m’a fait a coûté, mais…
— Sur Amélioration des Humains, ils l’estiment à huit milliards. La plupart des gens sur Je Continue pensent que c’est plutôt dix.
— Mais, insista Don d’une voix ferme, je ne l’ai pas demandé, et je n’en voulais pas, et…
— Et pour des types comme Cody McGavin, c’est de la menue monnaie.
— Je ne crois pas que ce soit de la menue monnaie pour personne, rétorqua Don. Mais peu importe. Il fait ce qu’il veut de son argent.
— Oui, bien sûr, mais maintenant qu’il le distribue à des gens qui ne sont pas richissimes pour qu’ils puissent avoir eux aussi un rollback, je me suis dit, tu sais, que peut-être…
— Je ne peux vraiment rien pour toi. Je suis navré, mais…
La voix au bout du fil semblait de plus en plus désespérée.
— Je t’en prie, Don. J’ai encore plein de choses à apporter. Si j’avais un rollback, je pourrais…
— Quoi ? dit brutalement Don. Guérir le cancer ? C’est déjà fait. Inventer un meilleur piège à souris ? Les techniques génétiques fabriqueront simplement de meilleures souris.
— Non, des choses importantes. Je suis… Tu ne sais pas tout ce que j’ai fait ces vingt dernières années, Don. J’ai… réalisé de grandes choses. Mais il y en a encore tellement que je voudrais accomplir. J’ai besoin de plus de temps, c’est tout.
— Je suis désolé, Randy. Vraiment désolé…
— Si seulement tu voulais bien appeler McGavin, Don. C’est tout ce que je te demande. Juste un coup de fil.
Don pensa un instant lui dire que la dernière fois qu’il avait cherché à joindre McGavin, ça lui avait pris une éternité, mais ça ne le regardait pas.
— Désolé, Randy, répéta-t-il.
— Ah, merde, qu’est-ce que tu as fait pour mériter ça ? Tu n’as rien de spécial, tu n’es pas particulièrement intelligent ni talentueux. Putain, tu as gagné à la loterie, voilà tout, et maintenant, tu ne veux même pas m’aider à m’acheter un ticket.
— Ah, bon sang, Randy…
— C’est vraiment injuste. Tu l’as dit toi-même, tu ne t’intéresses même pas au transhumanisme ni à l’extension de la vie. Mais moi, c’est le but auquel j’ai consacré la majeure partie de mon existence. « Vivez suffisamment longtemps pour pouvoir vivre éternellement »… C’est ce que Kurzweil avait dit. Tenons le coup encore quelques dizaines d’années, et nous aurons des techniques de rajeunissement, nous aurons pratiquement l’immortalité. Eh bien, j’ai tenu le coup, et voilà, les techniques sont là. Mais je ne peux pas me les payer.
— Les prix baisseront…
— Ah, merde, ce n’est pas la peine de me dire que les prix baisseront. Je le sais foutre bien qu’ils baisseront. Mais trop tard, nom d’un chien ! J’ai quatre-vingt-neuf ans ! Si seulement tu voulais bien appeler McGavin, faire jouer deux ou trois relations. C’est tout ce que je te demande – en souvenir du bon vieux temps.
— Je suis navré, dit Don. Je te le jure.
— Halifax, espèce de salopard ! Tu dois faire ça pour moi ! Je… je vais mourir. Je vais…
Don raccrocha brutalement et se redressa dans son fauteuil en tremblant. Il songea un instant monter voir Sarah, mais elle ne serait pas plus capable que Randy Trenholm de comprendre ce qu’il devait endurer. Il aimerait tellement avoir quelqu’un à qui parler… Bien sûr, il y avait d’autres gens qui avaient subi un rollback, mais ils étaient totalement hors de portée – l’abîme financier qui le séparait d’eux l’emportait largement sur leur expérience commune du rajeunissement.
Au bout d’un moment, il finit par monter à l’étage. Après avoir accompli machinalement tous les gestes pour se préparer à se coucher, il s’allongea à côté de Sarah qui dormait déjà, et il contempla le plafond – une activité qu’il semblait pratiquer de plus en plus souvent ces derniers temps.
D’une certaine façon, Randy Trenholm avait raison. Il y avait des gens qu’il serait utile de conserver. Le dernier des douze cosmonautes à avoir marché sur la Lune était mort en 2018. Le plus grand triomphe de l’espèce humaine s’était produit du vivant de Don, mais il n’y avait plus personne aujourd’hui qui ait posé le pied sur la Lune. Il n’en restait plus que des photos, des vidéos, des cailloux et quelques rares descriptions poétiques, telles que la « désolation magnifique » d’Aldrin. Les gens persistaient à dire que, forcément, on finirait par retourner sur la Lune. Il vivrait peut-être suffisamment longtemps pour voir ça, songea Don, mais en attendant, l’expérience véritable de ces petits pas et de ces bonds de géant s’était effacée de la mémoire vivante.
Plus tragique encore, le dernier survivant des camps de la mort nazis – le dernier témoin de ces atrocités – était mort en 2037. La pire chose que l’humanité ait jamais faite s’était elle aussi effacée de la mémoire vivante.
L’alunissage ainsi que l’Holocauste avaient tous deux leurs négationnistes : des gens qui affirmaient qu’une telle merveille, et une telle horreur, ne pouvaient avoir existé, que les humains étaient incapables de tels triomphes technologiques, ou d’une absence de conscience aussi maléfique. Et maintenant, tous ceux qui auraient pu les contredire à partir de leur propre expérience avaient disparu.
Mais Donald Halifax, lui, continuait de vivre, sans avoir jamais rien fait de spécial, sans expérience importante dont lui seul pourrait témoigner, rien qui pût valoir la peine d’être partagé avec les futures générations. Il n’était qu’un type comme les autres.
Sarah bougea dans son sommeil et se tourna sur le côté. Il la regarda dans la pénombre, cette femme qui avait accompli ce que personne n’avait jamais fait avant elle : comprendre la signification d’un message extraterrestre. Et si Cody McGavin voyait juste, c’était elle qui avait le plus de chances d’y parvenir encore une fois. Mais elle allait disparaître trop tôt, tandis que lui continuerait de vivre. C’est sur elle que le rollback aurait dû marcher, Don en avait bien conscience. Elle, elle avait de l’importance… pas lui.
Il secoua la tête, et il entendit le froissement de ses cheveux contre l’oreiller. Il savait bien que ce n’était pas lui qui l’avait privée de son rajeunissement, et que la réussite de son traitement à lui n’avait rien à voir avec l’échec de celui de Sarah. Et pourtant, son sentiment de culpabilité était oppressant, comme s’il avait deux mètres de terre au-dessus de lui.
— Je suis désolé, murmura-t-il dans le noir, en contemplant de nouveau le plafond.
— Désolé pour quoi ?
La voix de Sarah le fit sursauter. Il ne s’était pas rendu compte qu’elle ne dormait pas. Il se tourna vers elle et vit les petits reflets de la lumière du dehors éclairer ses yeux ouverts.
Il se rapprocha d’elle et la prit doucement dans ses bras. Il pensa d’abord lui dire simplement qu’il s’excusait d’avoir été aussi brusque avec elle tout à l’heure, mais il y avait plus que ça… beaucoup plus.
— Je suis désolé, dit-il enfin, que le rollback ait marché pour moi mais pas pour toi.
Il sentit Sarah inspirer profondément, puis relâcher doucement son souffle.