— Si ça ne pouvait marcher que pour un de nous deux, dit-elle, je suis bien contente que ce soit tombé sur toi.
Il ne s’était pas du tout attendu à ça.
— Pourquoi ?
— Parce que, dit-elle, tu es un homme tellement bien.
Aucune réponse ne lui vint à l’esprit, et il se contenta de la tenir dans ses bras. Au bout d’un moment, la respiration de Sarah se fit régulière et sonore. Il resta éveillé à côté d’elle pendant des heures, simplement à l’écouter.
17.
Don se rendit compte qu’il était temps qu’il se trouve du travail. Ce n’était pas que Sarah et lui aient de gros problèmes d’argent. Ils touchaient chacun une retraite de leur ancien employeur et du gouvernement fédéral. Mais avec toute l’énergie qu’il avait maintenant, il fallait qu’il la dépense à quelque chose, et puis un travail l’aiderait sans doute à se sortir de sa déprime qui ne faisait qu’empirer. Malgré l’exaltation physique d’être de nouveau jeune, toute cette affaire pesait lourdement sur lui – la difficulté de ses rapports avec Sarah, la jalousie des vieux amis, les heures interminables passées à regarder dans le vague en se disant que les choses auraient dû être différentes.
Et c’est pourquoi il se rendit à North York Centre, juste à deux cents mètres de chez lui, où il prit le métro à la station située sous la tour de la bibliothèque municipale. C’était une chaude journée d’août, et son regard fut attiré par les jeunes femmes très légèrement vêtues dans le wagon – toutes bronzées et ravissantes. Absorbé par ce spectacle, il ne vit pas le temps passer, mais il fut très surpris, et un peu embarrassé, de remarquer qu’une fille qui était descendue à Wellesley l’avait en fait regardé avec ce qui ressemblait à de l’admiration.
Parvenu à sa destination – Union Station –, il sortit du métro et fit à pied une cinquantaine de mètres pour rejoindre le CBC Broadcast Centre, un énorme bâtiment qui évoquait un cube Borg géant.
Il connaissait cet endroit comme… non, pas comme le dos de sa main, parce qu’il en était encore à devoir s’habituer à son nouvel aspect, ferme et dénué de taches de vieillesse. Disons, comme sa poche. Mais il n’avait plus de badge personnel, et il dut donc attendre que quelqu’un vienne l’accompagner jusqu’au bureau de sécurité de Front Street. Pendant qu’il attendait, il examina les hologrammes grandeur nature des personnalités actuelles de la CBC. De son temps, c’était une série de silhouettes en carton. Aucun de ces visages ne lui était familier, même s’il reconnaissait la plupart des noms.
— Donald Halifax ?
Don se retourna et vit un Asiatique d’une trentaine d’années, un homme mince aux cheveux bizarrement teints couleur pêche.
— Je suis Ben Zhou.
— Merci d’avoir accepté de me recevoir, dit Don tandis que Ben lui faisait franchir le portique.
— Pas du tout, pas du tout, fit Ben. Vous êtes une légende, ici, vous savez.
Don haussa les sourcils.
— Vraiment ?
Ils prirent un ascenseur.
— Le seul ingénieur du son avec qui John Pellatt acceptait de travailler ? Ah, oui, vraiment.
Ils sortirent de la cabine et Ben l’emmena dans un bureau encombré.
— Bon, dit-il, de toute façon, je suis content que vous soyez venu. C’est un plaisir de faire votre connaissance. Mais je ne comprends pas très bien cette histoire de recherche d’emploi. Si vous avez pu vous payer un rollback, je vois mal pourquoi vous auriez besoin de travailler ici.
Don jeta un coup d’œil sur la pièce sans fenêtre. En fait, ils étaient au quatrième étage, ce qui aurait dû leur permettre d’apercevoir le lac Ontario, mais dans cet immeuble, on avait partout l’impression de se trouver dans un souterrain.
— Je n’ai pas les moyens de me payer un rollback, dit-il en s’installant dans le fauteuil que Ben lui offrait.
— Ah, oui, mais, heu, votre femme…
Don le regarda en plissant les yeux.
— Oui, ma femme… ?
Ben sembla coincé.
— Heu, n’est-elle pas riche ? Après tout, c’est elle qui a décodé ce premier message.
— Non, elle n’est pas riche non plus.
Elle aurait pu le devenir, sans doute, se dit-il, si seulement elle avait signé un contrat pour un livre au bon moment, ou si elle s’était fait payer pour toutes les conférences qu’elle avait données dans les mois qui avaient suivi la réception du message. Mais tout ça, c’était de l’histoire ancienne. On ne peut pas avoir une deuxième chance pour tout.
— Ah, ma foi, je…
— Voilà pourquoi j’ai besoin de travailler, dit Don.
Interrompre son futur patron éventuel n’était pas une stratégie qu’un conseiller en recherche d’emploi aurait approuvée, mais Don en avait assez.
— Ah, fit Ben. (Il jeta un coup d’œil à l’écran plat posé sur son bureau.) Je vois que vous avez fait Arts de la Radio et de la Télévision à Ryerson. Formidable. Moi aussi. (Ben plissa légèrement les yeux.) Promotion 1982. (Il secoua la tête.) Moi, c’était en 2035.
La conclusion était évidente, et c’est pourquoi Don essaya de l’atténuer en plaisantant :
— Je me demande si nous avons eu les mêmes professeurs… ?
Ben s’esclaffa, ce qui était un bon point pour lui.
— Et combien de temps avez-vous travaillé à la CBC ?
— Trente-six ans, répondit Don. J’étais producteur/ingénieur d’enregistrement quand j’ai…
Il se refusa à prononcer les mots, mais Ben termina la phrase pour lui, en ponctuant d’un vigoureux hochement de tête :
— Quand vous avez pris votre retraite.
— Mais comme vous le voyez, poursuivit Don, j’ai retrouvé ma jeunesse, et je voudrais me remettre à travailler.
— Et votre départ en retraite, c’était en quelle année ?
Don savait que c’était écrit dans son CV, là, juste sous son nez, mais ce salopard voulait le forcer à le dire tout haut.
— En 2022.
Ben secoua doucement la tête.
— Ouh là… Qui était Premier ministre, à l’époque ?
— Bon, fit Don en laissant la question de côté, toujours est-il que j’ai besoin d’un travail, et, vous savez bien, quand on a la CBC dans le sang…
Ben acquiesça d’un air entendu.
— Vous avez déjà travaillé sur un Mennenga 9600 ?
Don secoua la tête.
— Un Evoterra C-49 ? Ce sont les deux modèles qu’on utilise, maintenant.
Don secoua de nouveau la tête.
— Vous avez fait du montage ?
— Ah, oui. Des milliers d’heures.
Dont la moitié au moins passée à découper de vraies bandes avec une lame de rasoir…
— Mais sur quel genre de matériel ?
— Studer. Neve Capricorn. Euphonix.
Il s’était délibérément abstenu de mentionner les numéros de version des modèles, et également de parler du Kadosura, qui avait fait faillite une vingtaine d’années auparavant.
— D’un autre côté, fit Ben, le matériel change tout le temps.
— Oui, je comprends bien. Mais les principes…
— Les principes changent, eux aussi, vous le savez comme moi. Nous ne montons plus comme nous le faisions il y a dix ans, sans parler de cinquante ans en arrière. Le style et le rythme sont différents, même le son est différent. (Il secoua la tête.) J’aimerais bien pouvoir vous aider, Don. Je ferais tout pour un camarade de Ryerson – vous le savez. Mais… (Il écarta les bras.) Même un type tout frais émoulu de l’école connaît mieux son affaire que vous. Hé, il en sait plus que moi !