— Mais je n’ai pas vraiment besoin d’avoir les mains dans le cambouis, dit Don. En fait, les derniers temps, c’était bien rare que je touche à un appareil. Je m’occupais surtout de management, et ça, ça ne change pas.
— Vous avez parfaitement raison. Ça, ça ne change pas. Et ça veut dire qu’un type qui a l’air d’avoir vingt-cinq ans ne peut pas se faire respecter par des hommes et des femmes qui en ont cinquante. En plus, j’ai besoin de managers qui sachent repérer quand un ingénieur leur raconte des craques sur ce que le matériel peut ou ne peut pas faire.
— Alors, vous n’avez vraiment rien à me proposer ? demanda Don.
— Vous êtes allé voir au rez-de-chaussée ?
Don fronça les sourcils.
— Dans le hall d’accueil ?
Le hall… l’Atrium de Barbara Frum, de son nom officiel, et Don était suffisamment âgé pour avoir travaillé avec Barbara. On n’y trouvait guère que deux restaurants, les trois bureaux de sécurité, et plein d’espace qui ne servait à rien.
Ben acquiesça.
— Le hall ! s’exclama Don, indigné. Je n’ai pas envie d’être un foutu garde de sécurité !
Ben leva les mains dans un geste d’apaisement.
— Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce à quoi je pensais… Ne le prenez pas mal, mais je pensais au musée.
Don sentit presque sa mâchoire se décrocher. Ben aurait aussi bien pu lui flanquer son poing dans le plexus. Ça lui était complètement sorti de l’esprit, mais effectivement, le hall abritait un petit musée consacré à l’histoire de la CBC.
— Bon sang, je ne suis pas une pièce de musée ! dit-il.
— Non, non, non ! Ce n’est pas non plus ce que je voulais dire. Mais j’ai pensé que vous pourriez rejoindre l’équipe du conservateur. Il y a tellement de choses là-dedans que vous avez connues personnellement. Pas seulement Pellatt, mais aussi Peter Growski, Sook-Yin Lee, Bob McDonald, tous ces types. Vous les avez côtoyés et vous avez travaillé avec eux. Et là, dans votre CV, on dit que vous avez travaillé sur As It Happens et Faster Than Light.
Ben essayait sincèrement de l’aider, Don en avait bien conscience, mais là, c’était vraiment trop.
— Je ne veux pas vivre dans le passé, dit-il. Je veux faire partie du présent.
Ben jeta un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur, un de ces engins avec des chiffres composés de diodes rouges au milieu, entourés de soixante points qui s’allumaient à mesure que les secondes s’écoulaient.
— Bon, écoutez, dit-il, il faut que je retourne travailler. Merci d’être passé nous voir.
Il se leva et tendit la main à Don. Est-ce que sa poignée de main était toujours molle comme ça, ou bien faisait-il attention de ne pas serrer trop fort la main d’un homme de quatre-vingt-sept ans ? Don n’aurait su le dire.
18.
Don redescendit dans le hall d’accueil. Dans un esprit typiquement canadien, n’importe qui pouvait se promener librement dans le grand Atrium Barbara Frum. En levant la tête, on apercevait les six étages de galeries intérieures, et l’on pouvait voir toutes sortes de personnalités de la CBC – la Corporation n’aimait pas le mot de « vedettes » – aller et venir sans être accompagnées de gardes du corps ni d’une horde d’assistants. Le petit restaurant Ooh Là Là !, qui datait de la construction de l’immeuble, avait déployé des tables dans le hall, et l’un des journalistes de Newsworld y dégustait une salade grecque. Installé à une table voisine, l’acteur principal d’une émission pour enfants que Don avait regardée avec sa petite-fille était en train de boire son café. La femme qui se dirigeait en ce moment vers les ascenseurs était l’animatrice de Ideas. Tout cela était très ouvert, très accueillant… Pour tout le monde, sauf pour lui.
Le musée de la radio était minuscule et se trouvait relégué dans un coin, comme si on y avait pensé à la dernière minute en concevant le bâtiment. Une partie de ce qui était exposé datait d’avant l’époque de Don, comme le programme pour enfants Uncle Chichimus. This Hour Has Seven Days et Front Page Challenge étaient des émissions que ses parents avaient regardées. Il était suffisamment vieux pour se souvenir de Wayne and Shuster, mais pas assez pour les avoir jamais trouvés amusants. Mais il avait appris ses premiers mots de français grâce à Chez Hélène, et passé bien des heures de bonheur avec Mr Dressup et The Friendly Giant. Don prit un instant pour examiner la maquette du château du géant, et les marionnettes de Rusty le Coq et de Jérôme le Girafon. Il lut le panneau expliquant que les étranges couleurs de Jérôme – violet et orange – dataient de l’époque de la télé en noir et blanc, où cette combinaison donnait un excellent contraste, et qu’on les avait conservées quand l’émission était passée à la couleur en 1966. D’où ce look assez psychédélique qui reflétait involontairement l’esprit de l’époque.
Don avait oublié que c’était ici que Mister Rogers avait fait ses débuts, mais il était bien là, le petit trolleybus du temps où l’émission s’appelait Mister Rogers’ Neighbourhood.
Il était le seul visiteur. Ces quelques salles désertes montraient à quel point les gens se moquaient bien du passé.
Des écrans montraient des extraits de vieilles émissions de la CBC. Il se souvenait de certaines, et la plupart avaient de quoi faire frémir… Entreposés dans les sous-sols, il devait y avoir ici des kilomètres d’effroyables navets tels que King of Kensington et Rocket Robin Hood. Il y avait peut-être certaines choses qu’il valait mieux effacer de la mémoire vivante. Certaines choses devraient peut-être rester éphémères…
Du vieux matériel radio et télé était également exposé sur des étagères, y compris des appareils qu’il avait lui-même utilisés au début de sa carrière. Il secoua la tête. Ce n’était pas le poste de conservateur qu’il lui fallait. On devrait le mettre sur une de ces étagères, une relique d’un passé depuis longtemps enfui.
Bien sûr, il n’avait pas l’air d’une relique – et la Grande Foire annuelle canadienne n’avait plus sa galerie de monstres. Il se souvenait à peine d’avoir visité la foire quand il était gamin, avec les bonimenteurs qui vantaient les mérites des hommes à queue de poisson et les charmes des femmes à barbe.
Il quitta le musée et sortit du bâtiment par la porte donnant sur Front Street. Il existait bien d’autres sociétés de diffusion en ville, mais il ne pensait pas avoir plus de chance avec elles. Et de toute façon, il aimait travailler sur des pièces et des documentaires radiophoniques, le genre d’émissions qu’on ne trouvait plus guère qu’à la CBC. Pour ce qui était des autres compagnies, son CV aurait aussi bien pu mentionner qu’il avait peint des murs dans les grottes de Lascaux.
Don arriva à l’entrée d’Union Station, qui se trouvait dans la plus ancienne section du métro, là où le réseau formait une boucle. Il s’engagea dans l’escalier et franchit le portillon, en payant le tarif adulte normal – pas le tarif senior –, puis il prit l’escalator jusqu’au quai. Il se trouva sous l’une de ces horloges digitales suspendues au plafond. Quand une rame s’engouffra dans la station, il sentit ses cheveux voler dans le courant d’air et…
Et il se trouva soudain totalement incapable de bouger. Les portes s’ouvrirent avec leur roulement de tambour métallique, des passagers sortirent et d’autres montèrent. Puis les trois notes familières retentirent pour indiquer que les portes se refermaient, et le train se remit en branle. Il s’avança comme un automate jusqu’à ce que ses pieds soient juste au bord du quai, et il regarda la rame s’éloigner.