— Je croyais que toute morale est fondée sur la raison, dit Don. (Il jeta un coup d’œil autour de lui pour voir s’il y avait encore quelque chose à ranger dans le salon.) N’est-ce pas la définition même de la morale ? Une réaction rationnelle plutôt qu’un simple réflexe viscéral ?
— Ah bon ? fit-elle en redressant la pile de magazines – Maclean’s, Mix, Discover, The Atlantic Monthly – qui trônait sur la petite table entre le canapé et le fauteuil relax. Tiens, essaie un peu ça. C’est un problème classique en philosophie morale, on l’appelle « le dilemme du tramway ». C’est une certaine Philippa Foot, une philosophe britannique, qui l’a imaginé. Voilà un tramway dont les freins ont lâché et qui fonce à toute allure sur ses rails. Cinq personnes sont coincées au milieu de la voie et ne peuvent pas s’échapper à temps – si le train les percute, elles mourront toutes. Mais toi, tu observes la scène du haut d’un pont au-dessus des rails, et c’est là que se trouve le poste d’aiguillage. Tu as devant toi une manette : si tu l’actionnes, le tramway sera détourné vers une autre voie à gauche, ce qui épargnera les cinq personnes coincées. Que fais-tu ?
— Je tire sur la manette, bien sûr, répondit-il.
Considérant qu’il n’y avait plus de ménage à faire pour ce soir, il s’installa sur le canapé.
— C’est ce que dit pratiquement tout le monde, dit Sarah en venant le rejoindre. La plupart des gens ressentent une obligation morale d’intervenir dans des situations où des vies humaines sont en danger. Ah, mais j’ai oublié de te dire… Il y a un gros type coincé sur l’autre voie, vraiment très gros. Si tu détournes le tramway, c’est lui qui va mourir. Alors, qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
Il lui passa le bras autour des épaules.
— Eh bien, heu… je pense que je tire quand même sur la manette.
Elle se nicha contre lui.
— C’est ce que la plupart des gens répondent. Pourquoi ?
— Parce que, comme ça, une seule personne meurt au lieu de cinq.
Il entendit le sourire dans sa voix.
— Tu es vraiment un fan de Star Trek dans l’âme. « Les besoins du plus grand nombre l’emportent sur ceux de quelques-uns. » Pas étonnant que ce soit ce que Mr Spock croit. C’est bien le produit d’une pensée rationnelle. Alors, maintenant, tiens-toi bien. Disons qu’il n’y a pas d’aiguillage, pas de seconde voie. Et au lieu d’être le malheureux coincé à gauche, le gros type est en fait à côté de toi, sur le pont. Tu sais parfaitement que si tu le fais basculer par-dessus le parapet juste au moment où le tramway passera, son poids sera suffisant pour arrêter le train avant qu’il n’aille percuter les cinq personnes. Toi, tu n’es pas assez gros. Même si tu te sacrifiais en sautant, ça ne ralentirait pas le tram et ça ne servirait donc à rien. Par contre, avec le gros type, tu es sûr que ça va marcher. Alors, que fais-tu, maintenant ?
— Rien.
Don la sentit hocher la tête.
— Encore une fois, c’est la réponse de la plupart des gens. Ils ne feraient rien du tout. Mais pourquoi ?
— Parce que, hem, parce que c’est mal de… ah…
Il s’interrompit en fronçant les sourcils, puis il ouvrit la bouche pour réessayer, et finit par la refermer.
— Tu vois ? dit Sarah. Les deux situations sont comparables. Dans les deux scénarios, tu préfères qu’une seule personne meure – la même personne, en fait – pour sauver la vie de cinq autres. Mais dans le premier cas, tu actionnes simplement une manette. Dans le second, tu dois tuer toi-même le type. L’équation rationnelle est exactement la même, mais le second scénario a un contenu émotionnel différent. Pour la plupart des gens, ce qu’ils jugeaient « bien » dans le premier scénario devient « mal » dans le second. (Elle s’interrompit un instant.) Les Dracons ne nous ont pas posé cette question précise à propos du tramway, mais il y en a d’autres pour lesquelles il y a une réponse morale de nature émotionnelle, et une autre de nature logique. Quant à savoir laquelle ils préféreraient voir, je n’en suis pas si sûre.
Don fronça de nouveau les sourcils.
— Mais est-ce que des créatures avancées ne préféreraient pas la logique à l’émotion ?
— Pas nécessairement. La justice et un désir de réciprocité sont des comportements émotionnels. On les trouve chez des animaux qui ne raisonnent manifestement pas de façon abstraite et symbolique, et pourtant, ce sont deux des valeurs que nous apprécions le plus. Les extraterrestres y tiennent peut-être aussi, ce qui voudrait dire qu’ils cherchent peut-être des réponses émotionnelles. Et pourtant, certains de mes collègues considèrent que les réponses logiques sont préférables, parce qu’elles dénotent une forme d’intelligence plus développée. D’un autre côté, des réponses purement logiques ne refléteraient pas ce que nous sommes réellement. Tiens, un autre problème – les Dracons ne l’ont pas abordé, mais c’est un exemple intéressant. Nous avons deux enfants, un garçon et une fille. Imagine que quand Emily sera plus grande, Carl et elle partent en week-end quelque part, et qu’ils décident de faire l’amour ensemble – juste une fois, comme ça, histoire de voir comment ça fait.
— Sarah !
— Tu vois ? Ça te dégoûte déjà. Et moi aussi, bien sûr. Mais pourquoi trouvons-nous l’idée répugnante ? Sans doute parce que l’évolution nous a inculqué le désir de promouvoir l’exogamie et d’éviter les tares génétiques qui résultent souvent d’unions incestueuses. Mais imagine qu’ils utilisent des moyens contraceptifs – je sais parfaitement que c’est ce que fera ma fille. Le problème des tares génétiques ne se pose donc pas. En plus, disons qu’aucun des deux n’a de maladie vénérienne. Ajoutons qu’ils ne font l’amour que cette fois-là, sans qu’il en résulte de traumatismes psychologiques, et qu’ils n’en parlent à personne. Alors, c’est toujours répugnant ? Au plus profond de moi-même – et c’est vrai pour toi aussi, j’en suis convaincue –, la réponse est oui, même si nous sommes incapables de fournir une justification logique à ce dégoût.
— Oui, sans doute, dit-il.
— Bon. mais pendant des siècles et des siècles, et dans des tas d’endroits, les unions homosexuelles ont été considérées avec horreur, elles aussi, tout comme les unions interethniques. Aujourd’hui, la plupart des gens n’ont aucune réaction négative à ce sujet. Alors, ce n’est pas parce que quelque chose a pu dégoûter les gens à un moment donné que c’est universellement blâmable. La morale évolue, en partie parce que les gens peuvent accepter d’adopter de nouveaux points de vue. Après tout, c’est surtout grâce à des arguments logiques qu’on a pu établir les droits civiques universels et les droits de la femme. Les gens ont fini par être convaincus que l’esclavage et la discrimination sexuelle étaient indéfendables dans leur principe. Si on éduque les gens sur un problème donné, leur point de vue moral change. En fait, c’est ce qui se passe chez les enfants. Leur comportement devient de plus en plus moral à mesure que leurs capacités de raisonnement se développent. Ils commencent par penser que quelque chose est mal simplement parce qu’ils pourraient se faire prendre… mais ensuite, ils comprennent que quelque chose peut être mal par principe. Eh bien, nous avons peut-être grandi suffisamment pour que les Dracons aient envie de garder le contact avec nous. Ou peut-être pas, et dans ce cas, nous n’avons aucun moyen de deviner quelles sont les bonnes réponses. (Elle se serra contre son mari.) Non, au bout du compte, je crois que la seule solution est de faire exactement ce qu’ils nous demandent : envoyer mille jeux de réponses indépendants, chacun élaboré séparément et de la façon la plus honnête possible.