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— Ah, fit-il.

Il examina la pièce où il se trouvait, parce que…

Parce que, se rendit-il soudain compte, il avait peut-être regardé trop longtemps, et trop fixement, cette jeune femme très attirante.

Il y avait les cloisons de séparation habituelles, et tout un mur était garni d’armoires de classement. Toute sa vie, il avait entendu prédire dans un avenir proche l’avènement du bureau sans papier et de la voiture volante, mais peut-être que maintenant, il vivrait suffisamment longtemps pour voir l’un ou l’autre devenir une réalité.

Il ouvrit la bouche pour continuer, mais il s’arrêta à temps. Il avait été sur le point de dire : « Sarah m’a demandé de… », mais qui pouvait bien appeler sa grand-mère par son prénom ? Et pourtant, il lui était impossible de prononcer les mots : « Ma grand-mère ». Il finit par recourir à une tournure impersonnelle.

— On m’a demandé de passer prendre quelques vieux dossiers.

— Ah oui, fit Lenore, je suis au courant. Comme je suis tout en bas de l’échelle hiérarchique, c’est forcément moi qui dois aller fouiller dans le sous-sol pour tout le monde. Attendez, je vais vous les donner.

Elle traversa la pièce, et Don ne put s’empêcher d’observer attentivement le balancement de ses fesses sous son short. Sur une des armoires était posée une pile de papiers d’au moins trente centimètres, classés dans plusieurs grandes enveloppes.

Don avait peur que sa nouvelle apparence physique ne résiste pas à un examen attentif. Il en était tellement étonné lui-même qu’il était persuadé que les autres devaient être tout aussi surpris. Mais quand Lenore lui tendit les documents, elle ne sembla rien lui trouver de bizarre.

De son côté, il remarqua une légère odeur fruitée – comme c’était merveilleux de pouvoir de nouveau sentir les choses ! Ce n’était pas du parfum. Il s’agissait probablement de son shampoing ou de sa laque, et c’était fort agréable.

— Ah, bon sang ! fit-il. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y en ait autant !

— Vous voulez un coup de main pour les porter jusqu’à votre voiture ? demanda Lenore.

— En fait, je suis venu en métro.

— Ah ! Si vous voulez, je peux vous les mettre dans un carton.

— Merci, mais… (Elle haussa ses sourcils d’un roux orangé, et il poursuivit :) C’est juste que j’avais l’intention d’aller au Musée des Beaux-Arts, cet après-midi. Il y a une exposition de verres soufflés réalisés par Robyn Herrington, et j’aimerais bien la voir.

— Bah, le musée n’est qu’à deux ou trois cents mètres. Pourquoi ne pas laisser les papiers ici, et repasser les prendre quand vous aurez fini ?

— Je ne voudrais pas vous déranger.

— Oh, mais ça ne me dérange pas du tout ! Je serai ici jusqu’à cinq heures.

— Une acharnée du boulot, hein ? Vous devez vraiment vous plaire, ici.

Elle posa son ravissant fessier sur un coin de bureau.

— Ah ça, oui. C’est formidable.

— Vous préparez un doctorat ?

— Non, pas encore. Je termine juste ma maîtrise.

— Vous avez fait votre deuxième cycle ici ?

— Non, non. J’étais à Simon Fraser.

Il hocha la tête.

— Et c’est votre ville natale ? Vancouver ?

— Ouaip. Et vous m’excuserez si je vous dis ça, mais c’est infiniment mieux qu’ici. L’océan me manque beaucoup, les montagnes aussi, et je ne supporte absolument pas le climat de Toronto.

— Mais toute cette pluie à Vancouver, ça ne finit pas par vous lasser un peu ?

— Je ne la remarque même pas, tellement j’y suis habituée. Mais la neige ici en hiver ! Et l’humidité en ce moment… Je crois que je mourrais s’il n’y avait pas l’air conditionné.

Don n’était pas particulièrement emballé non plus par le climat de Toronto. Il hocha de nouveau la tête.

— Alors, j’imagine que vous retournerez là-bas quand vous aurez terminé vos études ?

— Non, probablement pas. J’aimerais aller quelque part dans l’hémisphère Sud. Le SETI n’a pas encore suffisamment exploré le ciel austral.

— Vous avez un endroit particulier en tête ? demanda Don.

— L’université de Canterbury a un département d’astronomie très chouette.

— Et elle se trouve où ?

— En Nouvelle-Zélande, à Christchurch.

— Ah, fit Don. Les montagnes et l’océan…

Elle sourit.

— Exactement.

— Vous êtes déjà allée là-bas ?

— Non, jamais. Mais un jour…

— C’est vraiment formidable.

— Vous y êtes allé, vous ? demanda-t-elle en faisant grimper ses sourcils sur son front plein de taches de rousseur.

— Ouaip, fit-il en adoptant la façon qu’elle avait de parler. C’était en… (Il s’arrêta juste à temps. Il avait failli dire « en 1992 »…) Oh, il y a quelques années.

— Wooow ! fit Lenore en plissant joliment la bouche pour émettre le son. C’était comment ? Ça vous a plu ?

Il se dit qu’il devrait arrêter de la fixer comme ça dans les yeux, et son regard se porta sur l’horloge digitale accrochée au mur. Elle indiquait 13:10. Il commençait à avoir faim. C’était encore une chose qui lui était revenue en même temps que son odorat, maintenant que son corps s’était entièrement renouvelé. Pendant si longtemps, il s’était contenté de minuscules repas, se faisant mettre de côté les restes quand il dînait dehors pour les rapporter à la maison. Pendant le rollback, alors que son corps reconstituait la masse musculaire qu’il avait perdue, il avait mangé comme un ogre. À présent, son appétit s’était stabilisé à ce qu’il était quand il avait vraiment eu vingt-cinq ans, mais il n’en restait pas moins prodigieux.

— Bon, fit Don, en tout cas, merci de me laisser revenir tout à l’heure pour prendre les papiers. Je crois que je ferais mieux d’y aller, maintenant.

— Où ça, au Musée des Beaux-Arts ?

— En réalité, je pensais d’abord aller manger un morceau. Il y a un endroit correct, dans le coin ?

— Il y a le Duke of York, dit-elle. C’est très chouette. En fait…

— Oui ?

— Eh bien, j’envisage très sérieusement de m’inscrire en Nouvelle-Zélande. J’aimerais bien te poser des tas de questions là-dessus. Ça t’ennuie si on déjeune ensemble ?

21.

Don et Lenore sortirent du bureau et quittèrent l’immeuble. Le soleil était haut dans le ciel de mercure, et l’atmosphère humide était étouffante. Au sud, la Tour CN vibrait dans la brume de chaleur. Le campus avait été pratiquement désert, mais Bloor Street était remplie d’un mélange d’employés et de touristes, avec quelques robots. Tous semblaient pressés d’aller ailleurs. Tout en marchant, Don et Lenore bavardèrent à propos de la Nouvelle-Zélande.

— C’est un pays formidable, dit-il, mais je dois te prévenir, ils ont cette habitude agaçante de mettre une tranche de betterave sur les hamburgers, et… Oh, regarde ! (Une voiture était garée le long du trottoir. Il pointa le doigt vers la plaque d’immatriculation bleu et blanc : QHFI-294, avec le tiret habituel dans l’Ontario représentant une couronne stylisée.) Fiqh, ajouta-t-il.

Lenore haussa les sourcils jusqu’à la racine des cheveux.

— Le droit musulman ! s’exclama-t-elle absolument ravie. Tu joues au Scrabble ?

Tout joueur de Scrabble digne de ce nom connaissait par cœur la liste des quelques mots comportant un « Q » mais pas de « U ».

— Ah ça, oui, fit-il en souriant.

— Moi aussi, dit Lenore. Je m’entraîne toujours avec les plaques minéralogiques. Il y a quelques semaines, j’ai vu deux voitures côte à côte, et leurs plaques étaient des anagrammes de « bile » et « vomi ». Ça m’a fait rire pendant des jours rien que d’y penser.