Ils poursuivirent leur chemin tout en continuant de parler de la Nouvelle-Zélande, et quand ils arrivèrent au restaurant, ils avaient pratiquement fait le tour de ce que Don pouvait dire sur le sujet. Le Duke of York s’avéra être une sorte de pub à un étage donnant sur une rue tranquille au nord de Bloor. Les autres bâtiments de la rue, tous des maisons anciennes superbement rénovées, semblaient abriter les bureaux d’avocats et de financiers de renom.
On les conduisit jusqu’à une petite alcôve au fond du restaurant, et ils s’installèrent. Les haut-parleurs diffusaient du rock – enfin, les gamins d’aujourd’hui devaient sûrement appeler ça autrement. Dieu merci, la salle était climatisée.
Trois hommes étaient assis à une table voisine. Une serveuse de l’âge de Lenore – et presque aussi jolie –, portant un haut noir très ajusté avec un large décolleté, était en train de prendre leur commande de vin pour accompagner leur repas.
— Rouge ou blanc ? demanda l’un des trois convives en regardant ses compagnons.
— Rouge, répondit son voisin de gauche, et « Rouge », répéta le type à sa droite.
Le premier leva la tête vers la serveuse et lui dit :
— J’ai entendu rouge.
Lenore se pencha vers Don et lui murmura, tout en désignant d’un mouvement de tête celui qui venait juste de parler :
— Wow, fit-elle. Il doit être atteint de synesthésie.
Don s’esclaffa, absolument enchanté.
La serveuse reporta son attention sur eux. Elle était grande, avec de larges épaules, un teint chocolat et de longs cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’à la taille.
— Est-ce que je peux… Oh, Lennie ! Je n’avais pas vu que c’était toi, ma chérie !
Lenore eut un petit sourire gêné en se tournant vers Don.
— Je travaille ici deux soirs par semaine.
Don eut soudain une image mentale assez agréable, celle de Lenore habillée comme la serveuse, dont le badge indiquait le nom de « Gabby ». Gabby posa une main sur sa hanche bien arrondie et dévisagea Don.
— Et qui est ce monsieur ? demanda-t-elle d’un air faussement grave, comme si le compagnon de Lenore devait se préparer à subir un examen de passage.
— C’est Don, un ami.
— Bonjour, dit-il. Ravi de vous connaître.
— Enchantée, moi aussi, dit Gabby. (Elle se tourna de nouveau vers Lenore.) On se voit à la banque samedi ?
— Oui, bien sûr.
Gabby leur demanda ce qu’ils aimeraient boire. Lenore demanda un verre de vin blanc, tandis que Don commandait son Coca Light habituel. Il était bien content que Coca-Cola et Pepsi aient enfin fusionné. Il avait horreur du petit jeu de « Du Pepsi, ça ira ? » dans les endroits où ils ne servaient autrefois que cette marque.
— Bon, fit-il une fois Gabby partie, tu vas l’aider à dévaliser une banque ?
Lenore parut un peu embarrassée.
— En fait, c’est une banque alimentaire. Gabby leur donne un coup de main toute la semaine. Moi, je n’y vais en général que le samedi. (Elle se tut un instant, puis elle ajouta, comme si elle éprouvait le besoin de se justifier :) Quand on travaille dans un restaurant, on voit un tel gâchis de nourriture, alors qu’il y a encore tellement de gens qui ont faim.
Il détourna les yeux, en se demandant combien de gens – ah, bon sang, combien de millions de gens on aurait pu nourrir avec l’argent dépensé pour le rajeunir.
Comme Don avait pu le constater sur son répondeur téléphonique, Lenore était du genre volubile, et il se contentait pour l’essentiel de l’écouter parler. En fait, c’était beaucoup moins risqué que de parler lui-même. Elle avait un visage tellement animé, une voix tellement enjouée, qu’il aurait pu l’écouter comme ça pendant des heures. Il faisait quand même un effort de temps en temps pour alimenter la conversation.
— Alors, comme ça, tu aimes Onderdonk, dit-il en désignant le tee-shirt qu’elle portait.
— Oh, ils sont tordus, répondit-elle. (Il n’avait aucune idée de si c’était bien ou pas, et il resta impassible.) Et toi ? Quels groupes tu aimes ?
Aïe… Il s’était fourré lui-même dans ce pétrin. Les groupes de sa jeunesse – ELO, Wings, Supertramp, April Wine – ne diraient rien à Lenore, et il avait beau se creuser la tête, aucun nom de groupe actuel ne lui venait à l’esprit.
— Je, heu…
Et soudain, dans un éclair de génie, il indiqua le haut-parleur qui diffusait une chanson dont il ne connaissait pas le titre, par un groupe dont il ignorait le nom…
Mais Lenore hocha la tête d’un air impressionné.
— Hyperfab, dit-elle. Astrotop.
Don essaya de ne pas laisser paraître sa perplexité. Un de ces deux mots désignait probablement le nom du groupe tandis que l’autre exprimait une réaction d’approbation de son choix. Si la situation avait été inversée, si Lenore avait désigné le haut-parleur au moment où on aurait joué, disons, Call Me – un tube de ses années d’étudiant –, il aurait d’abord indiqué le musicien, puis son propre commentaire : « Blondie. Cool. » Il fit donc l’hypothèse que « Hyperfab » était le nom du groupe, et « astrotop » un terme flatteur. C’est exactement comme déchiffrer un langage extraterrestre, songea-t-il. Sarah serait fière de moi.
— Et qui d’autre encore ? demanda Lenore.
— Hmm… (Au bout d’un moment, en désespoir de cause, il lâcha :) Les Beatles.
— C’est pas vrai ! glapit-elle. Je les adore ! C’est quoi, ta chanson préférée ?
— Yesterday.
Elle eut un murmure approbateur.
— C’est assez inhabituel, dit-il, d’aimer les Beatles de nos jours.
À peine eut-il prononcé la phrase qu’il craignit de s’être complètement trompé. Si ça se trouvait, ce groupe génial jouissait en ce moment d’un regain d’intérêt. Du temps où il était à l’université, Bogart était redevenu à la mode dans les campus, alors que ses films dataient déjà d’au moins cinquante ans.
Mais elle hocha la tête avec enthousiasme.
— Oui, ça, c’est vrai. Je ne connais pratiquement personne qui ait même simplement entendu parler d’eux.
— Et qu’est-ce qui t’a branchée sur eux ?
Elle le regarda d’un air perplexe, et il comprit qu’il avait dû utiliser une expression complètement dépassée… Mais elle dut en saisir le sens car elle répondit :
— Mon grand-père en avait toute une collection.
Aïe aïe…
Elle poursuivit :
— Il me les jouait chaque fois que j’allais le voir, quand j’étais petite. Il avait une vieille chaîne stéréo – c’était son dada –, et plein d’enregistrements sur nylon.
Il lui fallut un instant pour comprendre. Elle voulait dire vinyle. Mais ce n’est pas poli de corriger les gens quand ils font de petites erreurs sans importance – c’était son grand-père qui le lui avait appris.
Mais pourtant, songea Don, il devait bien y avoir un sujet qu’ils pourraient aborder sans qu’il soit aussi handicapé. Bien sûr, ils auraient pu parler de la seule personne qu’ils avaient en commun : Sarah. N’est-ce pas ce que font les gens qui se connaissent à peine ? Mais il ne pouvait pas supporter l’idée d’entendre encore une fois « ta grand-mère »…
Gabby revint avec leurs boissons et leur demanda ce qu’ils aimeraient manger. Don choisit ce qui s’appelait « La salade de steak au bleu » – des lamelles de steak sur un lit de légumes verts parsemé de miettes de Roquefort. Lenore, qui n’avait même pas eu besoin de jeter un coup d’œil à la carte – elle la connaissait sans doute par cœur, puisqu’elle travaillait ici –, commanda un Fish and chips.