— Sérieusement, reprit-elle, je pense que c’est parce que si on résume tout, on ne peut pas repérer les contradictions éventuelles. Par exemple, dire que X pour cent sont contre l’avortement et Y pour cent en faveur de la peine de mort ne te permet pas de voir que, très souvent, ce sont les mêmes gens qu’on retrouve dans les deux groupes. Ou si ça se trouve, les extraterrestres pourraient considérer mon opinion personnelle comme étrangement contradictoire. Être à la fois pour l’avortement et contre la peine de mort pourrait être interprété comme accepter qu’on tue des enfants innocents tout en refusant qu’on exécute des gens qui semblent le mériter. Ce n’est pas comme ça que je l’exprimerais, bien sûr, mais ces combinaisons sont intéressantes, et je pense qu’ils ne veulent pas qu’elles soient perdues.
— Bon, c’est logique, dit Don en découpant une autre tranche de viande pour Carl. Mais qu’est-ce qu’on va faire de tes réponses à toi ?
— Pardon ?
— C’est toi qui as trouvé que c’était un questionnaire. Ton jeu de réponses devrait faire partie du millier qu’on va leur envoyer.
— Oh, je ne sais vraiment pas…
— Mais si, maman, dit Carl. Il faut que tes réponses soient dans le lot. C’est absolument ton droit.
— Ma foi, fit Sarah, nous verrons bien. Emily, peux-tu me passer les petits pois, s’il te plaît ?
23.
Après le déjeuner, Lenore retourna à l’université tandis que Don prenait le chemin du Musée des Beaux-Arts. Il avait été impressionné par la façon dont cette jeune femme jouait au Scrabble. Elle avait un vocabulaire fantastique, un bon sens stratégique et elle ne perdait pas trop de temps à réfléchir. Même s’il avait fini par gagner, c’était elle qui avait réalisé le meilleur coup en plaçant IXAGE en mot comptant triple dans le coin supérieur gauche.
Le Musée des Beaux-Arts de l’Ontario possédait la plus riche collection au monde de sculptures de Henry Moore, ainsi que de nombreuses toiles de grands maîtres européens et du Groupe des Sept canadien. Il y avait également une exposition permanente des aquarelles de Helena Van Vliet – et bien que Don les eût toutes déjà vues, il prit plaisir à les regarder encore une fois. Mais s’il était là aujourd’hui, c’était surtout pour voir l’exposition temporaire de verre soufflé par Robyn Herrington, et il prit tout son temps pour admirer chaque pièce. Il affectionnait particulièrement les formes d’art qui requièrent un véritable talent manuel. De nos jours, les arts numériques substituaient trop souvent la patience au talent.
Le musée était très apprécié des touristes, et Don dut supporter une certaine cohue – mais au moins, ça ne lui faisait plus mal d’être bousculé. Il n’y avait pas encore si longtemps, il se trouvait endolori pendant des heures après s’être cogné à un mur ou à une autre personne.
Parmi toutes les œuvres exposées, c’est finalement un poisson jaune avec de grands yeux bleus et des lèvres roses géantes qui lui plut le plus. L’artiste avait réussi à insuffler une grande personnalité dans ce bloc de verre fondu.
Après avoir vu tout ce qu’il voulait voir, Don sortit et reprit le chemin de l’université pour passer prendre sa pile de documents. L’heure de pointe avait commencé et les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs. Le temps qu’il se retrouve au quatorzième étage de la tour McLennan, il était déjà cinq heures moins le quart, mais comme promis, Lenore était encore là.
— Salut, Don, dit-elle. Je commençais à me demander si tu n’étais pas tombé dans un trou noir.
Il sourit.
— Désolé, je n’ai pas vu le temps passer.
— Comment était l’exposition ?
— Vraiment super.
— Je t’ai mis les papiers dans deux sacs, ce sera plus facile à transporter.
Et qui disait que les jeunes d’aujourd’hui n’étaient pas prévenants ?
— Merci.
— C’est dommage qu’il soit si tard, ajouta-t-elle. Le métro va être bondé au moins jusqu’à six heures. C’est l’heure des sardines.
— Je n’y avais pas pensé.
Cela faisait des années qu’il n’avait pas eu à rentrer chez lui du centre-ville aux heures de pointe. L’idée de se retrouver dans une boîte de conserve pleine de gens épuisés et suants n’était pas très agréable.
— Écoute, lui dit Lenore. Là, maintenant, je retourne au Duke of York.
— Encore ? fit Don étonné.
— Ils me font une remise. Et puis, on est mardi soir – c’est le menu spécial ailes de poulet… On est une petite bande d’étudiants à s’y réunir une fois par semaine. Pourquoi ne viendrais-tu pas ? Tu pourrais rester avec nous le temps que le trafic se calme un peu.
— Oh, je ne voudrais pas m’imposer…
— Tu ne t’imposes pas du tout.
— Je, heu…
— Allez, réfléchis-y. Pendant ce temps-là, moi, je vais aller faire pipi.
Elle quitta le bureau et Don jeta un coup d’œil par la fenêtre. Au loin, par-delà le campus, il apercevait les rues embouteillées. Il sortit son datacom de sa poche.
— Appelle Sarah, dit-il à l’appareil, et un instant plus tard, il entendit sa voix : « Allô ? ».
— Hello, ma chérie, dit-il. Comment ça va ?
— Ça va bien. Où es-tu ?
— En fait, je suis sur les lieux de tes anciens crimes. J’y ai fait un saut pour prendre les documents que tu voulais.
— C’était comment, l’exposition ?
— Très bien, je suis content de l’avoir vue. Mais je voulais te dire, je n’ai vraiment pas envie de me retrouver dans le métro à cette heure-ci.
— Non, tu as raison.
— Et Lenore, là, et quelques étudiants, vont aller manger des ailes de poulet, et…
— Et mon mari ne résiste pas aux ailes de poulet, dit Sarah.
Don put entendre le sourire dans sa voix.
— Alors, ça ne t’embête pas si… ?
— Non, pas du tout. En fait, Julie Fein vient de m’appeler à l’instant. Ils ont des billets de théâtre pour ce soir, mais Howie ne se sent pas en forme pour y aller, et elle voulait savoir si je voulais l’accompagner. J’allais justement t’appeler.
— Ah, bien sûr, vas-y. Qu’est-ce que tu vas voir ?
— Un violon sur le toit, au Leah Posluns.
Le théâtre n’était qu’à quelques centaines de mètres de leur maison.
Don se livra à une assez bonne imitation d’Ivan Rebroff chantant les premières mesures de Ah si j’étais riche, puis il ajouta :
— Amuse-toi bien.
— Merci, mon chéri. Et toi, profite bien de tes ailes…
— Bonne soirée.
— Toi aussi.
Juste au moment où Don refermait son datacom, Lenore revint dans la pièce.
— Alors, quel est le verdict ? demanda-t-elle.
— Merci, dit-il. Le poulet me semble une idée super.
Quand ils retournèrent au Duke of York, les amis de Lenore étaient déjà là. Ils s’étaient installés dans une petite arrière-salle du rez-de-chaussée, un endroit que Lenore appelait « notre coin douillet ».
— Salut tout le monde, dit Lenore en tirant un fauteuil à elle et en s’asseyant. Je vous présente un copain, c’est Don.
Don s’assit à son tour. Deux petites tables rondes avaient été réunies.
Lenore désigna un jeune Asiatique efflanqué.
— Don, voici Makoto. Elle, c’est Halina (une petite jeune femme aux cheveux bruns) et là, c’est Phyllis (une blonde qui avait l’air d’être très grande).
— Bonsoir tout le monde, dit Don. Merci de m’accueillir parmi vous.