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Un instant plus tard, Gabby, qui était encore de service, fit son apparition. Don l’écouta réciter la liste des bières pression, et il choisit une Old Sully’s Light, la seule bière pauvre en glucides disponible.

Lenore aborda aussitôt le sujet de conversation du moment, l’histoire d’un type qu’ils connaissaient et qui s’était disputé avec sa copine. Don se cala dans son fauteuil et essaya de se faire une idée des différentes personnalités. Halina semblait ne jamais rien dire, mais elle avait un visage très expressif qui réagissait – un peu trop, en fait – à tout ce que les autres disaient : haussement de sourcils, bouche bée, large sourire, froncement de sourcils, tout y passait. On aurait dit ces petites binettes dont on se sert sur Internet. Phyllis avait un sens de l’humour que Don aurait qualifié de juvénile, et même d’un peu leste. Elle utilisait un bon assortiment de gros mots. Quant à Makoto, il n’avait pas l’air très heureux que Don soit là. Il avait peut-être espéré être le seul mâle au milieu de ces trois jolies femmes.

Pendant un moment, Don se contenta de les écouter, de rire aux plaisanteries qu’il réussissait à comprendre, et de siroter sa bière. Il aurait pu facilement se joindre à la conversation, mais ce dont ils parlaient était d’une telle banalité, et ils semblaient gonfler l’importance de leurs petites crises personnelles au-delà du raisonnable : le fait d’être loin de chez eux, les questions d’interaction en société, ce genre de chose. Makoto, Halina et Phyllis n’avaient pas la moindre idée de ce que c’était d’avoir vécu une longue existence, d’avoir élevé des enfants et mené une carrière. Lenore, elle, avait des choses intéressantes à dire, et il l’écoutait attentivement quand elle parlait, mais quand c’était les autres, il préférait tendre l’oreille pour épier la conversation d’un couple nettement plus âgé assis à la table à côté, qui discutait avec animation de la raclée que les Conservateurs allaient flanquer aux Libéraux dans l’élection qui s’annonçait, et…

— Vous avez vu Sarah Halifax à la télé, la semaine dernière ? dit Makoto aux autres. Ah, putain, on aurait dit une momie qui marche. Elle doit avoir au moins cent dix ans.

— Elle a seulement quatre-vingt-sept ans, dit calmement Don.

— « Seulement », fit Makoto comme s’il répétait la chute d’un gag au cas où les autres ne l’auraient pas entendue.

Lenore tenta d’intervenir :

— Makoto, Don est…

Don l’interrompit.

— Je veux simplement dire que Sarah Halifax n’est pas si vieille que ça.

— Ouais, eh bien, elle ressemble à Gollum, répliqua Makoto. Et elle doit être complètement sénile.

Halina hocha énergiquement la tête, toujours sans rien dire.

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? demanda Don en s’efforçant toujours de rester calme.

— Bon, d’accord, fit Makoto, je sais bien que c’est elle qui a réussi à déchiffrer le premier message. Mais le truc à la télé disait que Cody McGavin croit que cette vieille chouette va aussi déchiffrer le nouveau message.

Il secoua la tête d’un air de dire : « Non, mais vous vous rendez compte ? »

— À propos de message, dit Lenore en essayant vaillamment de détourner la conversation, j’ai reçu un coup de fil l’autre jour de Ranjit, du CFH. Il dit…

Mais Don ne put se retenir.

— Le professeur Halifax est la personne au monde qui comprend le mieux les Dracons.

Makoto balaya la remarque d’un petit geste désinvolte de la main.

— Ouais, c’était peut-être vrai à son époque, mais…

— C’est encore son époque, insista Don. Je te rappelle qu’elle est Professeur Émérite, et que sans elle, nous ne serions même pas en communication avec les Dracons.

— Ouais, ouais, fit Makoto. Mais si seulement McGavin plaçait son argent sur quelqu’un qui a une chance…

— Tu veux sans doute dire toi, j’imagine, dit sèchement Don.

— Et pourquoi pas ? Il vaut mieux quelqu’un qui est né dans ce siècle, dans ce millénaire, que ce vieux fossile desséché.

Don contempla un instant sa bouteille de bière à moitié vide, en essayant de se souvenir si c’était sa deuxième ou sa troisième.

— Tu es injuste, dit-il sans relever les yeux.

— Écoute, Dan, dit Makoto, ça n’est pas ta spécialité. Tu ne sais pas de quoi tu parles.

— D’abord, il s’appelle Don, intervint Lenore. Et puis il devrait peut-être te dire qui…

— Je sais parfaitement de quoi je parle, dit Don. J’ai visité Arecibo. J’ai visité Allen.

Makoto cligna des yeux.

— Tu racontes n’importe quoi. Tu n’es pas un astronome.

Merde…

— Bon, ça suffit.

Il se leva, et son fauteuil cogna bruyamment la table derrière lui. Lenore le regarda avec horreur. Manifestement, elle était persuadée qu’il allait flanquer son poing dans la figure de Makoto, et celui-ci avait une sorte de rictus qui signifiait : « Vas-y, essaie, pour voir ! » Mais Don se contenta de dire :

— Je vais aux toilettes.

Il se faufila entre Halina et Phyllis, et se dirigea vers l’escalier menant au sous-sol.

Il lui fallut un moment pour vider sa vessie, et c’était finalement aussi bien. Ça lui donna le temps de se calmer. Mais bon sang, pourquoi n’avait-il pas simplement fermé sa gueule ? Et il savait bien que la conversation se poursuivait dans ce foutu « coin douillet » : « Ah, merde, Lenore, ton copain est vraiment… » et Makoto conclurait par le terme que ces gamins utilisaient aujourd’hui pour dire « susceptible » ou « dingue ».

Ah, la jeunesse d’aujourd’hui… La chasse d’eau se déclencha quand il se retourna, et il alla se laver les mains en évitant de se regarder dans la glace, puis il remonta dans l’escalier. Quand il se rassit, Lenore jeta un coup d’œil incisif vers Makoto.

— Écoute, mon pote, dit celui-ci, je suis désolé. Je ne savais pas que c’est ta grand-mère.

— Ouais, ajouta Phyllis, on est désolés.

Don se contenta de hocher la tête, incapable de prononcer un mot.

La conversation reprit, sans que Don y participe vraiment, et ils mangèrent un bon nombre d’ailes de poulet. En fait, le processus primitif consistant à déchirer la viande à pleines dents réussit à le calmer un peu. Quand on leur présenta l’addition, Makoto paya sa part en disant :

— Bon, il faut que je me tire. (Il regarda Don.) Heureux de t’avoir rencontré.

— Moi aussi, fit Don d’une voix qu’il réussit à maîtriser.

— Je dois y aller aussi, dit Phyllis. J’ai un entretien avec mon responsable demain matin première heure. Tu viens, Halina ?

— Ouais, répondit-elle.

C’était le seul mot que Don l’ait entendue prononcer de toute la soirée.

Quand ils furent seuls, il se tourna vers Lenore.

— Je suis désolé, dit-il.

Mais elle haussa ses sourcils roux.

— Désolé de quoi ? D’avoir défendu ta grand-mère qui n’était pas là pour le faire elle-même ? Tu es un type bien, Donald Halifax.

— Je suis sûr que j’ai gâché votre petite fête. Je suis désolé que tes amis ne m’aiment pas, et…

— Oh, mais si, tu leur plais. Enfin, peut-être pas à Makoto. Mais pendant que tu étais aux toilettes, Phyllis a dit que tu étais un galant homme.

Il en fut ébahi. « Galant homme » n’était pas le genre d’expression qu’on utilisait généralement pour un jeune homme de vingt-cinq ans.

— Je crois que je devrais y aller, moi aussi, dit-il.

— Ouais, moi aussi.

Ils sortirent du restaurant, Don portant ses deux sacs remplis de documents. À sa grande surprise, il faisait nuit dehors. Il ne s’était pas rendu compte du temps passé.