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Mais, tout en marchant sur les dalles disjointes du trottoir, Don avait bien conscience qu’il se cherchait des excuses fallacieuses. Peu importait la morale des jeunes gens d’aujourd’hui : ce monde n’était pas le sien. Ce qui comptait vraiment, c’était ce que pensait leur génération, à Sarah et lui. Il avait réussi pendant soixante ans à ne jamais s’écarter du droit chemin, et voilà que tout à coup… bang !

Arrivé au croisement d’Euclid et de Bloor, il sortit son datacom de sa poche.

— Appelle Sarah, dit-il.

Il avait besoin d’entendre sa voix.

— Allô ?

— Hello, ma chérie, dit-il. Comment… comment était la pièce ?

— C’était bien. J’ai trouvé que le type qui jouait Tevye n’avait pas une voix assez puissante, mais dans l’ensemble, c’était quand même pas mal. Et toi, tes ailes de poulet ?

— Super, super. Je m’apprête juste à prendre le métro.

— Ah, O.K. Bon, je pense que je ne vais pas t’attendre.

— Non, non, surtout pas. Tu n’as qu’à laisser mon pyjama dans la salle de bains.

— D’accord. À plus tard.

— C’est ça. Et…

— Oui ?

— Je t’aime, Sarah.

Elle eut l’air surprise en répondant :

— Moi aussi, je t’aime.

— Et je serai bientôt à la maison.

25.

— Mais je ne comprends toujours pas, avait dit Don en 2009, après que Sarah eut découvert que le premier message de Sigma Draconis était un questionnaire. Je ne vois pas pourquoi des extraterrestres s’intéressent à nos idées sur la morale et l’éthique. Qu’est-ce que ça peut leur faire ?

Sarah et Don étaient sortis faire une de leurs promenades du soir.

— Parce que, répondit Sarah alors qu’ils passaient devant la maison des Fein, toute espèce intelligente doit nécessairement aborder ces questions à un moment ou à un autre, et si cette espèce comporte des variations psychologiques individuelles – ce qui est obligatoire, à moins qu’elle n’ait fait ce que tu suggérais et qu’elle n’ait acquis une conscience collective de ruche –, elle va forcément en débattre.

— Pourquoi dis-tu qu’elle a forcément des variations psychologiques ?

— Parce que la diversité est la condition indispensable à l’évolution. Sans variations, la sélection naturelle n’a plus rien pour opérer, et sans sélection naturelle, il n’y a rien pour faire émerger une espèce de la boue originelle. La psychologie n’est qu’une caractéristique complexe parmi d’autres : elle présentera nécessairement des variations, partout dans l’univers. Et cela entraînera forcément des débats sur les questions fondamentales.

— Bon, d’accord, fit-il. (Il y avait un petit vent frais. Il aurait dû mettre une chemise à manches longues.) Mais les problèmes moraux dont ils discutent et ceux dont nous discutons ne seront pas les mêmes.

Sarah secoua la tête.

— En fait, je te parie qu’ils auront bien à faire face au même genre de questions que nous, parce que les progrès de la science mènent toujours aux mêmes dilemmes moraux.

Il donna un coup de pied dans un caillou.

— Par exemple ?

— Eh bien, pense à l’avortement. C’est le progrès de la science qui en a fait un problème important. La technique permettant d’interrompre le développement d’un fœtus sans risquer de tuer ou de mutiler la mère est une innovation scientifique. Aujourd’hui, nous sommes capables de le faire, mais devrions-nous le faire ?

— Mais imagine que les Dracons soient réellement des dragons – tu sais, des reptiles. Je sais que c’est peu probable, et que leur nom vient simplement de la constellation où ils se trouvent de notre point de vue, mais imaginons quand même. Pour une espèce de reptiles intelligents, l’avortement n’est pas un problème technique. Briser un œuf dans le nid ne peut absolument pas faire de mal à la mère.

— Bon, je te l’accorde, dit-elle. (Le caillou dans lequel Don avait shooté était maintenant sur son chemin. Elle l’envoya promener plus loin.) Mais ça n’est pas l’équivalent d’un avortement. L’équivalent, ce serait de détruire l’œuf fertilisé avant qu’il soit pondu, pendant qu’il est encore à l’intérieur du corps de la mère.

— Mais chez certains poissons, la femelle expulse des œufs non fertilisés, et le mâle éjecte sa semence dans l’eau, ce qui fait que la fertilisation s’effectue en dehors du corps de la femelle.

— Bon, O.K., fit Sarah. Des créatures comme celles-là n’auraient pas à affronter la question de l’avortement exactement comme nous, mais encore une fois, comme je l’ai dit à As It Happens, des êtres aquatiques ne possèdent sans doute pas la radio ni d’autres technologies.

— Mais quand même, pourquoi l’avortement serait-il un problème moral ? Je comprends bien que c’en soit un pour les gens qui croient qu’à un certain stade, une âme entre dans le corps. Il est difficile d’être tous d’accord sur le moment précis. Mais le message extraterrestre ne fait aucune allusion aux âmes.

— Le mot « âme » est un raccourci commode pour aborder la question du moment où la vie commence, et ça, ce sera toujours un débat universel – en tout cas parmi les espèces qui pratiquent le SETI.

— Pourquoi ?

— Parce que le SETI est une activité qui exprime que la vie, opposée à la non-vie, est une chose importante, et que trouver la vie est une démarche importante. Si, pour toi, la distinction entre vie et non-vie n’avait aucun intérêt, tu te contenterais de faire de l’astronomie, pas le SETI. Et pour les gens qui accordent de la valeur à la vie, la frontière entre les deux sera toujours intéressante. Tu vois, par exemple, la plupart des gens seraient d’accord pour dire que c’est mal de tuer un chien sans raison, parce qu’un chien est manifestement vivant – mais un embryon est-il vraiment vivant ? Ça, ça peut se discuter. Toute espèce aura besoin de définir à quel stade la vie commence.

— Bah, soit c’est à la conception, soit c’est à la naissance, non ?

— Non, fit Sarah en secouant la tête. Même ici, sur notre Terre, il y a des sociétés dans lesquelles on attend qu’un enfant ait quarante jours avant de lui donner un nom, et j’ai même entendu certaines personnes dire qu’un bébé ne devient une personne que quand il atteint trois ans – c’est-à-dire quand il commence à avoir des souvenirs à long terme et permanents. Et même là, il y a encore place pour un débat moral. Nous savons que les Dracons se reproduisent sexuellement, ce qui leur permet de mélanger leurs gènes. C’était très clair à travers leur message. Et soit dit en passant, je soupçonne fort que ce genre de reproduction est très répandu dans l’univers. C’est une méthode qui permet de booster formidablement l’évolution, avec une redistribution des cartes génétiques à chaque génération au lieu de devoir attendre qu’un rayon cosmique vienne provoquer une mutation chez une créature qui, autrement, ne peut que produire des copies parfaites d’elle-même. Souviens-toi, la vie est apparue sur notre planète il y a quatre milliards d’années, et elle est pratiquement restée la même pendant trois milliards et demi. Mais quand le sexe a été inventé il y a cinq cents millions d’années, lors de l’explosion du Cambrien… boum ! Tout à coup, l’évolution s’est mise à galoper. Et toute race qui se reproduit sexuellement pourrait très bien se livrer à des débats sur la validité morale de détruire une combinaison unique de gènes, même si elle a toujours considéré qu’une telle chose n’est pas vivante avant le moment de la naissance.