Don réfléchit un instant.
— C’est comme si tu disais qu’il y a débat moral pour savoir si on peut détruire des flocons de neige. Ce n’est pas parce qu’une chose est unique qu’elle a de la valeur – surtout quand chaque élément de cette classe est unique.
Un écureuil traversa précipitamment la route devant eux.
— Et de toute façon, poursuivit Don, en parlant d’évolution, ne pourrait-on pas dire que le problème de l’avortement finit par se régler de lui-même, au bout d’un temps suffisamment long ? La sélection naturelle favoriserait forcément les gens qui refusent de pratiquer l’avortement, parce que chaque fœtus avorté signifie la perte d’une combinaison particulière de leurs gènes. Il suffit d’attendre un certain nombre de générations, et tous les partisans de l’avortement auront disparu de la population.
— Ah, bon sang ! fit Sarah en secouant la tête. Quelle idée épouvantable ! En admettant même que ce soit possible, ça n’est valable que si la motivation derrière le choix de reproduction est strictement liée au confort personnel, plutôt qu’au fait que l’enfant soit ou non capable d’atteindre l’âge de se reproduire sans qu’on y investisse trop de ressources. Regarde Barbara et Barry, par exemple. Ils ont essentiellement consacré leur vie à élever Freddie. (Barbara était la cousine de Sarah, et son fils était atteint d’autisme profond.) J’adore Freddie, bien sûr, mais en pratique, il a pris la place de frères et sœurs potentiels qui n’auraient nécessité qu’une fraction de cet investissement, et qui auraient eu beaucoup plus de chances de donner des petits-enfants à Barb et Barry.
— Tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a qu’un très faible nombre d’avortements motivés par un fœtus défectueux, dit Don. Il n’y a qu’à voir, ça fait des siècles qu’on pratique l’avortement, et quelques dizaines d’années seulement qu’on sait réaliser des diagnostics prénatals. L’infanticide, c’est autre chose, et…
— Dans l’évolution, la dépression postnatale s’explique par le fait que la mère se rend compte qu’elle manque de ressources pour assurer la survie de son enfant jusqu’à l’âge de la reproduction, et elle conserve donc son capital parental en évitant de s’attacher à l’enfant. Tu peux découper tout ça comme tu voudras, l’évolution conservera toujours des mécanismes qui ne conduisent pas nécessairement à avoir le maximum d’enfants. Bon, laissons l’avortement de côté, mais je persiste à penser que la plupart des espèces intelligentes ont à affronter des questions morales très similaires à mesure qu’elles développent des technologies et augmentent ainsi leurs pouvoirs. Je sais que les extraterrestres n’ont pas fait référence à Dieu…
— C’est vrai, fit Don d’un petit air satisfait.
— … mais toute espèce qui survit suffisamment longtemps finira forcément par devoir se débattre avec les implications de ce rôle de dieu qu’elle assume.
Il commençait à faire nuit, et l’éclairage public s’alluma.
— « Dieu » est un terme un peu trop connoté, dit Don.
— Peut-être bien, mais nous n’avons pas beaucoup de synonymes pour le concept. Si tu définis Dieu comme étant le créateur de l’univers, toutes les espèces qui vivent suffisamment longtemps finissent par être des dieux.
— Hein ?
— Réfléchis. Nous serons un jour capables de simuler tellement bien la réalité qu’on ne pourra plus la distinguer de… eh bien, de la réalité, d’accord ?
— Un de mes auteurs favoris a écrit un jour : « La réalité virtuelle n’est rien d’autre que de la guitare sans guitare, simplement en plus grand. »
Elle grogna d’un air amusé, puis elle poursuivit :
— Et un système de réalité virtuelle suffisamment complexe pourrait tellement bien simuler des êtres vivants que ceux-ci en viendraient eux-mêmes à croire qu’ils vivent vraiment.
— C’est bien possible, dit Don.
— Absolument. Est-ce que tu as vu ce jeu auquel Carl aime jouer, Les Sims ? Les simulations de réalité que nous voyons aujourd’hui sont vraiment fantastiques, et cela fait seulement – quoi, soixante-cinq ans ? – que nous avons des ordinateurs. Imagine un peu le genre de réalité que tu pourrais simuler si tu avais mille, un million, un milliard de fois plus de puissance de calcul à ta disposition. Là encore, où places-tu la frontière entre vie et non-vie ? Quels droits possèdent ces formes de vie simulées ? Voilà des problèmes moraux auxquels toutes les espèces devront faire face.
Un autre couple, également sorti se promener, s’approchait d’eux. Don leur sourit au passage.
— En fait, poursuivit Sarah, tu pourrais dire qu’il existe quelques indices prouvant que c’est exactement ce que nous sommes nous-mêmes : des créations numériques.
— Je t’écoute.
— Il existe une longueur minimum dans notre univers, qu’on appelle la constante de Planck. Elle vaut 1,6 x 10-35 mètres, à peu près 10-20 fois la taille d’un proton. Tu ne peux rien mesurer de plus petit que ça, en principe à cause des effets quantiques.
— Bon, d’accord.
— Et si tu y réfléchis bien, il doit exister également une unité de temps minimum : puisqu’une particule de lumière doit être ici, à l’unité de longueur de Planck A, ou à côté, à l’unité de longueur B, il s’ensuit que le temps nécessaire pour se déplacer d’une unité à l’autre – le temps pour que le photon passe d’une unité d’espace A à l’unité B – est la durée de temps la plus petite possible. Et cette unité, le temps de Planck, vaut 10-43 secondes.
— L’Horloge du Petit Maintenant, dit Don très content de lui.
— Exactement ! Mais pense à tout ce que ça implique ! Nous vivons dans un univers constitué de petits bouts d’espace, et qui vieillit par petits morceaux de temps – un univers composé de pixels de distance et de durée. Nous sommes en fait numériques au niveau le plus fondamental qui soit.
— Ah, la physique quantique vue non pas comme la nature fondamentale de la réalité, mais plutôt comme – comment dire ? – comme un sous-produit du niveau de résolution de notre monde simulé. (Il prit un air impressionné.) C’est cool.
— Merci, dit-elle. Mais cela signifie que notre monde, avec ses pixels de temps et d’espace, pourrait n’être rien d’autre qu’une version des Sims élaborée par une civilisation incroyablement avancée – et ça, ça voudrait dire qu’il y a un programmeur quelque part.
— J’aimerais connaître son adresse e-mail, dit Don. J’ai quelques questions à poser au support technique.
— Oui, eh bien, souviens-toi seulement que si tu brises le sceau de garantie sur l’univers, tu ne pourras plus te faire rembourser. (Ils tournèrent à un coin de rue.) Et puisqu’on parle de fabriquer des univers, grâce aux accélérateurs de particules, on pourra un jour produire des rejetons du nôtre. Il suffira de créer une singularité convenable, comme celle dont notre univers est sorti au moment du Big Bang, et voilà, un nouvel univers se développera à partir de là. Les lois de la physique indiquent que c’est possible – et je soupçonne que ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un réussisse à le faire.