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— Moi aussi, je suis désolée.

Dans le courant de la journée, Sarah monta dans l’ancienne chambre de Carl pour examiner la grande pile de papiers que Don lui avait rapportée de l’université.

Pendant ce temps, il descendit au sous-sol. Avec l’âge, Sarah et lui avaient pratiquement renoncé à se servir de la salle de jeux qui s’y trouvait.

L’escalier qui y menait était très raide, et il n’y avait qu’une rampe le long du mur. Mais il n’avait maintenant plus aucun problème pour descendre ces marches, et par ces chaudes journées d’été, c’était l’endroit le plus frais de la maison.

Sans parler du fait que c’était là qu’il pouvait s’isoler…

Il s’assit sur le vieux canapé et jeta un coup d’œil autour de lui, le cœur battant. C’était ici qu’une page d’histoire avait été écrite. Ici que Sarah avait compris en quoi consistait le cœur du message d’origine. Et une nouvelle page serait peut-être écrite dans cette maison, si Sarah parvenait à décrypter la dernière transmission des Dracons. Un jour, qui sait, il y aurait une plaque apposée dans le jardin…

Don tenait son datacom serré dans la main, et le capot en plastique était maintenant humide de transpiration. Il s’était laissé aller à quelques fantasmes concernant Lenore tout en sachant parfaitement qu’il ne fallait pas qu’il la revoie. Mais elle lui avait fait promettre de la rappeler, et il ne pouvait pas se contenter de ne rien faire, de simplement l’ignorer. Ce serait mal, petit et mesquin. Non, il fallait qu’il l’appelle pour en finir correctement. Il lui dirait la vérité. Il lui dirait qu’il avait déjà quelqu’un dans sa vie.

Il respira à fond, puis il ouvrit son datacom, qu’il referma aussitôt d’un claquement sec. Enfin, il le rouvrit doucement, comme s’il soulevait le couvercle d’un cercueil.

Il dit au petit appareil qui il souhaitait contacter, et…

Une sonnerie, un son de cloche, et puis…

Une petite voix aiguë.

— Hello ?

— Salut, Lenore, dit-il en sentant son cœur battre la chamade. C’est Don. (Silence.) Tu sais bien, Don Halifax.

— Hello, répéta simplement Lenore sur un ton à présent glacial.

— Écoute, je suis désolé de ne pas t’avoir rappelée plus tôt, mais…

— Ça fait trois jours.

— Oui, je sais, je sais, et je suis navré. Je voulais vraiment t’appeler. Je ne voulais pas que tu croies que je suis un de ces types qui… heu, tu sais, le genre de type qui ne rappelle pas.

— Là, tu vois, dit-elle, j’ai bien failli m’y laisser prendre.

Il aurait vraiment voulu être ailleurs…

— Je suis désolé. Tu mérites beaucoup mieux que…

— Oui, c’est bien vrai.

— Je sais. Mais tu comprends, je…

— Tu n’as pas trouvé ça super ?

— Si, c’était super, dit-il.

Et effectivement, c’était pratiquement la seule fois où il s’était vraiment senti heureux ces dernières semaines. Pas seulement à cause du sexe, mais aussi du fait de pouvoir être simplement avec quelqu’un en phase avec lui et…

Lenore parut soulagée.

— Bon, fit-elle, parce que moi aussi, ça m’a beaucoup plu. Tu… tu es vraiment quelqu’un.

— Heu, merci. Toi aussi. Mais, hmm…

— Écoute, dit-elle sur un ton qui laissait entendre qu’elle s’apprêtait à lui accorder une grande faveur. Je suis occupée à la banque demain, mais je suis libre dimanche. On pourrait peut-être en profiter pour sortir ensemble ?

Non, pensa Don.

— Qu’est-ce que tu avais en tête ? demanda-t-il, ébahi de s’entendre prononcer ces mots.

— La météo prévoit un temps magnifique. Pourquoi n’irions-nous pas à Centre Island ?

Je ne peux pas faire une chose pareille, songea-t-il. Je ne vais pas le faire.

— Don ? dit Lenore au milieu du silence embarrassant qui se prolongeait.

Il ferma les yeux.

— D’accord, répondit-il. Oui, bien sûr, pourquoi pas ?

Don était arrivé dix minutes en avance sur l’embarcadère du ferry, en bas de Bay Street, et il scrutait la foule pour tenter d’apercevoir…

Ah, elle était là, cette rare et rayonnante jeune fille que les anges nommèrent Lenore. Elle courut vers lui, vêtue d’un short blanc très court et d’un haut sans manches très ajusté. Elle tenait à la main un immense chapeau de soleil. Elle se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa brièvement sur la bouche, puis elle recula en souriant, et…

Et il fut stupéfait. Dans son esprit, il l’avait un peu vieillie. Il l’avait imaginée bien engagée dans la trentaine, ce qui semblait un âge plus convenable pour quelqu’un avec qui il voulait parler, mais voilà qu’elle était devant lui, son frais visage constellé de taches de rousseur, et elle paraissait dix ans de moins.

Ils embarquèrent sur le Max Haines, un grand ferry blanc à deux ponts, pour traverser le kilomètre et demi qui les séparait de Centre Island, avec ses promenades en lattes de bois, ses plages, son parc d’attractions et ses jardins.

Lenore lui dit qu’elle avait voulu venir ici parce que les étendues d’eau lui manquaient. Mais le résultat n’était pas tout à fait à la hauteur de ce qu’elle avait espéré : des mouettes en train de se gaver d’ordures ne pouvaient remplacer les hérons bleus de Vancouver, et puis il n’y avait pas la moindre trace de sel dans l’air.

Une fois débarqués, ils firent du jogging pendant une demi-heure. Don se sentait transporté, et il adorait sentir ses cheveux – oui, ses cheveux ! – flotter dans la brise.

Après ça, ils marchèrent tranquillement le long d’une allée pavée en essayant d’éviter les fientes d’oie. La baie s’étendait sur leur droite, avec Toronto de l’autre côté et ce paysage de gratte-ciel que Don avait vus grandir et se déployer pendant près d’un siècle. Il était encore dominé par la Tour CN qui avait été autrefois l’édifice le plus haut du monde. Quand Don était adolescent, il venait de temps en temps en ville avec son ami Ivan pour regarder une grue Sikorsky géante en assembler les énormes composants. D’autres gratte-ciel, de grandes barres verticales évoquant un graphique sous Excel, s’étendaient de part et d’autre de la Tour. Il se souvenait encore du temps où le centre de Toronto n’était qu’un tout petit îlot de grands immeubles, mais toutes ces tours se déployaient à présent jusqu’à la rive du lac, à l’ouest vers Mississauga, et à l’est jusqu’à ce que l’Escarpement de Scarborough les empêche d’aller plus loin.

Il n’y avait pas seulement ce paysage qui ait changé du vivant de Don… et pourtant, certaines choses n’avaient pas changé autant qu’il l’aurait cru. Il se souvenait d’être allé voir 2001 : l’Odyssée de l’espace avec son père, le jour de sa sortie sur les écrans en 1968. Ce qui est commode quand on est né une année se terminant par un zéro, c’est que ça facilite les calculs. Même quand il était tout gamin, il savait qu’il aurait quarante et un ans en 2001, et son père, assis à côté de lui dans le Glendale Theatre de Toronto, en avait alors quarante-trois, ce qui voulait dire que Don serait plus jeune que lui quand les merveilles décrites dans le film viendraient en principe à se réaliser : des avions spatiaux de la Pan Am, de gigantesques stations orbitales en forme de roue avec des hôtels Howard Johnson, des villes construites sur la Lune, des humains voyageant jusqu’à Jupiter, l’hibernation cryogénique, sans oublier – ouvre les portes de la soute, Hal – d’authentiques intelligences artificielles.