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Mais quand la véritable année 2001 était arrivée, rien de tout cela n’était devenu réalité. C’est peut-être pourquoi Don n’aurait pas dû être trop surpris que les prodiges extravagants prédits par la science-fiction des dix premières années du nouveau millénaire ne se soient pas non plus concrétisés. La fameuse singularité technologique ne s’était pas produite. Les modifications corporelles extrêmes, que ce fût à l’aide de l’ingénierie génétique ou de composants artificiels, ne s’étaient jamais banalisées. L’assembleur nanotech capable de transformer n’importe quoi en n’importe quoi d’autre était encore du domaine du rêve.

Par-delà l’étendue d’eau, Don contempla la ville où il était né. Niché au pied de la Tour CN était le stade où jouaient les Blue Jays. Il pointa du doigt pour l’indiquer à Lenore.

— Tu vois ? dit-il. Le toit est ouvert sur SkyDome.

Lenore le regarda comme s’il venait de parler une langue étrangère, et…

Ah, zut. Il l’appelait encore le SkyDome, comme la plupart des gens de sa génération. Mais cela faisait bien quarante ans que son nom avait changé. Ah, bon sang, le gouffre qui les séparait était partout, dans le moindre détail.

— Heu, je voulais dire le Rogers Centre. Le, hem, le toit est ouvert.

C’était une remarque tellement banale qu’il regrettait maintenant de l’avoir faite.

— Bon, fit Lenore, c’est vraiment une journée magnifique.

Don se sentit réconforté qu’elle n’ait pas fait de commentaire sur ce qu’il venait de dire.

Ils marchaient en se tenant par la main, au milieu d’une horde de planchistes à roulettes, de patineurs et de joggeurs qui ne cessaient de les croiser dans les deux sens. Lenore portait son grand chapeau à bords tombants. Avec une peau aussi pâle, elle était sans doute obligée de se protéger. Pour sa part, Don appréciait de pouvoir se promener au soleil sans avoir à porter de chapeau. Après quarante ans de calvitie, c’était merveilleux d’avoir sa protection incorporée.

Ils parlaient de choses et d’autres, une conversation gaie et animée, tellement différente de – un de ses amis appelait ça comment, déjà ? – ce silence confortable des vieux couples qui ont épuisé depuis des décennies tous les points de vue à partager, les blagues à raconter et les questions à explorer.

— Tu joues au tennis ? demanda Lenore alors qu’ils croisaient des gens portant des raquettes.

— Ah, je n’ai pas joué depuis…

Depuis bien avant que tu ne sois née.

— On devrait y jouer, un de ces jours. Je peux t’avoir un passe d’invité au Hart House.

— Ça, ce serait super, dit Don.

Et il le pensait vraiment. La première fois qu’il avait eu vingt-cinq ans, il avait mené une existence assez sédentaire, mais cette fois-ci, il adorait cette sensation physique qu’il éprouvait d’être vivant.

— Mais il faut quand même que tu saches que je vais te mettre la pâtée, ajouta-t-il. Tu comprends, je suis médicalement augmenté.

Elle sourit.

— Ah ouais ?

— Absolument. Tu peux m’appeler Björn Borg.

Elle se contenta de le regarder d’un air totalement perplexe, et il en fut un peu décontenancé. Sarah, elle, aurait aussitôt compris la blague.

— Hem, fit-il. (Il se souvenait de ce que disait Johnny Carson sur le fait qu’un gag n’est pas drôle si on est obligé de l’expliquer.) Björn Borg était un joueur de tennis très célèbre. Il a gagné le tournoi de Wimbledon cinq fois de suite. Et les Borgs, eh bien, c’est une espèce extraterrestre dans un vieux feuilleton télé qui s’appelait Star Trek. Les Borgs augmentent leurs capacités corporelles à l’aide de procédés technologiques, et donc, hem…

— Tu es vraiment le plus grand idiot que je connaisse, lui dit-elle avec un large sourire.

Il s’arrêta net, et il regarda Lenore – mais pour la première fois, en la regardant vraiment.

Elle faisait une maîtrise d’astronomie et s’était spécialisée dans le SETI.

Elle aimait aller au restaurant, discuter de philosophie et de politique.

Elle avait de l’assurance, elle était drôle, et c’était un vrai bonheur d’être en sa compagnie.

Et voilà que maintenant, elle parlait exactement comme…

Jusqu’ici, il n’avait pas vraiment rassemblé les pièces du puzzle. Elle lui rappelait tellement…

Bien sûr, bien sûr.

Elle lui rappelait Sarah telle qu’il l’avait connue autrefois au même âge, quand il était tombé amoureux d’elle.

Oh, évidemment, elles ne se ressemblaient pas du tout physiquement, et c’est peut-être pour cette raison qu’il n’avait pas remarqué tous leurs autres points communs. Lenore était plus petite que Sarah, ou du moins plus petite que Sarah ne l’avait été à l’époque. Et Sarah avait autrefois des cheveux bruns, et avait encore des yeux bleu-gris, tandis que Lenore était rousse avec des taches de rousseur et des yeux verts.

Mais dans leur esprit, leur attitude, leur joie de vivre, c’étaient des sœurs jumelles.

Un jeune couple s’approchait d’eux. La femme était asiatique et l’homme était blanc. Il poussait une poussette. Don portait des lunettes de soleil – tout comme Lenore –, et il n’hésita donc pas à admirer cette belle jeune femme aux longs cheveux noirs vêtue d’un short rose et d’un débardeur rouge.

— Un mignon bébé, dit Lenore.

— Heu, oui, fit Don qui ne l’avait même pas remarqué.

— Est-ce que… est-ce que tu aimes les enfants ? demanda Lenore d’une voix légèrement hésitante.

— Oh, oui, bien sûr.

— Moi aussi, dit-elle.

Il y avait un banc au milieu de la pelouse, pas très loin de l’allée, d’où l’on pouvait voir le lac jusqu’à la ville. Don le désigna d’un petit mouvement de menton et ils allèrent s’y installer. Il passa le bras autour des épaules de Lenore et ils contemplèrent un instant la surface des flots et un ferry qui se dirigeait vers eux.

— Tu aimerais avoir des enfants ? demanda-t-il.

— Oh, oui. Absolument.

— Dans combien de temps ?

Elle posa la tête sur l’épaule de Don. Ses cheveux flottaient un peu dans la brise et il les sentait parfois venir caresser doucement sa joue.

— Oh, je ne sais pas. Sans doute quand j’aurai trente ans, j’imagine. Je sais que c’est encore dans très longtemps, mais…

Elle n’alla pas plus loin, mais il ne put s’empêcher de secouer la tête. Cinq ans, ça passerait en un clin d’œil… Il avait l’impression que c’était seulement hier qu’il avait fêté ses soixante-dix ans… Ah, bon sang, ses soixante ans n’avaient pas l’air si loin que ça non plus ! Les années passent à toute vitesse, et…

Et il se demanda si ça resterait vrai. Aucun doute qu’il avait vécu ce changement de perception du temps, cette accélération, à mesure qu’il avait pris de l’âge, et il en avait lu l’explication psychologique classique : quand on est un gamin de dix ans, chaque année représente dix pour cent de sa vie passée, ce qui est énorme, mais quand on en a cinquante, ce n’est plus que deux pour cent, et ça passe donc beaucoup plus vite. Il se demanda comment il percevrait les années, maintenant qu’il était redevenu jeune. Il serait l’une des premières personnes à pouvoir tester réellement l’explication standard.

Lenore ne disait plus rien. Elle se contentait de regarder le lac. C’était pourtant paradoxal, se dit-il. Elle se projetait plus loin dans l’avenir que lui. Mais il avait pensé en avoir fini avec l’avenir, et bien qu’il connût également cet autre poème, il n’avait pas eu l’intention de rager, enrager contre la lumière mourante…