Dans cinq ans, Lenore aurait certainement terminé son doctorat et serait déjà bien engagée dans sa carrière.
Et dans cinq ans, Sarah serait probablement…
L’idée était insupportable, mais il fallait bien reconnaître que c’était inévitable. En 2053, Sarah aurait presque certainement disparu, et lui… Lui, il se retrouverait seul. À moins…
À moins que…
À moins qu’il ne trouve quelqu’un d’autre.
Mais il avait déjà pu voir, dans ce dîner l’autre soir avec ces étudiants, à quel point les jeunes de vingt-cinq ans pouvaient être creux et superficiels. Les gens qui avaient son âge physique apparent ne pourraient jamais l’intéresser sur le plan intellectuel ni même émotionnel. Mais Lenore était différente, et…
Et il était beaucoup trop tôt pour poursuivre ce genre de conversation, même si une chose était claire : son avenir avec Lenore, ou, vraisemblablement, avec n’importe quelle femme aussi jeune qu’il en avait lui-même l’air, dépendrait de sa position sur le fait d’avoir de nouveau des enfants.
Mais là, vraiment, des enfants ? Serait-il encore capable de faire face aux biberons la nuit, et changer les couches, et faire la discipline ? Et pourtant…
Et pourtant, les gens lui pardonneraient peut-être ses transgressions si, un jour, il fondait une autre famille. Le fait de rechercher la compagnie d’une femme plus jeune que Sarah avait beau être parfaitement logique, il savait qu’aux yeux de ses amis et de sa famille, il passerait pour un triste individu qui réfléchissait plus avec ses glandes qu’avec son cerveau. Mais s’ils pensaient que son désir était en fait de redevenir père, ma foi, ça atténuerait un peu la sévérité de leur jugement.
Dans cette ère de sexualité totalement libre, ce n’était sans doute plus le cas, mais autrefois, du temps de Don, beaucoup d’hommes avaient leur Playmate préférée dans Playboy. La sienne avait été Vicki Smith, ou du moins c’était le nom que portait cette grande Texane aux formes sculpturales quand elle avait été Miss May 1992. Mais quelque temps avant qu’elle ne devienne la Playmate de l’Année en 1993, elle avait changé de nom pour se faire appeler Anna Nicole Smith. Et elle était devenue encore plus célèbre quand elle avait épousé un milliardaire qui n’était pas loin d’avoir quatre-vingt-dix ans.
C’était ça, la comparaison que les gens de sa génération allaient faire, il en était sûr. Sauf qu’il n’était pas milliardaire, même s’il avait bénéficié de ce que ce vieux dingue aurait donné toute sa fortune pour obtenir. Et c’était lui, et non la femme, qui était trafiqué. Anna Nicole Smith avait porté des bonnets A avant que des implants mammaires ne la fassent grimper de trois ou quatre lettres dans l’alphabet. Mais Lenore était parfaitement naturelle – ou du moins, aussi naturelle qu’il était possible de l’être de nos jours. C’était Don qui s’était fait entièrement refaire, même si, de son point de vue en tout cas, la thérapie génique et l’allongement des télomères semblaient moins extrêmes que de se faire ouvrir la poitrine pour y fourrer des poches de silicone.
N’empêche… Un homme de quatre-vingt-sept ans avec une femme de vingt-cinq ! Qu’est-ce que les gens ne diraient pas ! Mais s’il finissait par avoir d’autres enfants, s’il redevenait le père de charmants bambins, alors, ce serait tout à fait bien et normal, et peut-être que tout le monde comprendrait et pardonnerait.
Bien sûr, ce n’était pas une raison valable pour devenir père, mais enfin, il n’y avait même pas réfléchi la première fois. Aucune justification n’avait été nécessaire. Cela leur avait semblé la chose la plus naturelle du monde, quand Sarah et lui s’étaient mariés.
Trois canards vinrent se poser sur le lac en formant un sillage de vaguelettes derrière eux. Lenore se serra contre Don.
— C’est une journée tellement magnifique, dit-elle.
Il hocha la tête et lui caressa doucement l’épaule, en se demandant ce que l’avenir leur réservait.
27.
Don avait passé un très bon moment, aussi bien sur l’île que plus tard dans l’appartement de Lenore. Mais celle-ci avait pas mal de choses à préparer pour un séminaire le lendemain, et il n’avait donc eu aucune difficulté à s’en aller en fin d’après-midi. De son côté, Sarah avait dit qu’elle resterait à la maison toute la journée – elle en était encore à trier le monceau de documents concernant le premier message –, et alors qu’il se dirigeait vers la bouche de métro, il fut surpris d’entendre se déclencher le répondeur quand il essaya d’appeler chez lui. Bien sûr, Sarah n’entendait plus aussi bien qu’avant, elle n’avait peut-être pas remarqué la sonnerie du téléphone, ou elle était sortie, ou…
— Où se trouve le datacom de Sarah en ce moment ? demanda-t-il à son propre appareil.
— Chez elle, répondit le datacom après s’être connecté à son jumeau. Sur sa table de chevet.
Don ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Elle ne serait pas sortie sans l’emporter, et il avait maintenant essayé d’appeler aussi bien son datacom que le téléphone fixe. Il y avait quelque chose d’anormal, il le sentait…
Il se mit à courir vers la station St George. Il n’y avait que sur cette partie du trajet qu’il pouvait réellement gagner du temps, et aussi sur celle entre la station près de chez lui, North York Centre, et sa maison. Pour le reste, il allait forcément se déplacer à l’allure de tortue habituelle des trains du Toronto Transit. Prendre un taxi pour retourner à North York coûterait une fortune, et n’irait guère plus vite.
Comme par un fait exprès, il franchit le portillon et dévala l’escalator juste à temps pour voir se fermer sous son nez les portières du train allant vers l’est. Ce fut une attente interminable – on était un dimanche soir – avant qu’un autre train se présente.
Son datacom fonctionnait très bien dans les tunnels, mais à chaque fois qu’il appelait, le téléphone de son domicile sonnait, et sonnait, jusqu’à ce que sa propre voix – sa voix d’autrefois, la version fatiguée et chevrotante qui semblait si différente de sa voix actuelle – se fasse entendre : « Hello. Ni Sarah ni moi ne pouvons vous répondre pour l’instant… »
Don s’assit et contempla le sol grisâtre en se tenant la tête entre les mains.
Finalement, au bout d’une éternité, la rame arriva à North York Centre et il bondit hors du wagon. Il monta l’escalator quatre à quatre, franchit le portillon et se retrouva dans Park Home Avenue, qui était sombre et déserte. C’est en courant qu’il fit les trois cents mètres jusqu’à sa maison, tout en essayant encore une fois de joindre Sarah, mais sans succès. Il ouvrit enfin sa porte, et…
Elle était étendue à plat ventre, le visage contre le parquet éraflé, devant le miroir de la penderie.
— Sarah !
Ses jambes étaient écartées et la robe d’été qu’elle portait formait comme un linceul autour d’elle. Il était évident qu’elle avait fait une chute dans l’escalier.
— Sarah, tu n’as rien ?
Elle bougea très légèrement la tête.
— Non ! fit Don. Non, non, surtout ne bouge pas !
— Ma jambe, dit-elle d’une voix faible. Ah, mon Dieu, il aurait fallu que tu entendes ce craquement…
Il avait suivi autrefois des cours de secourisme.
— Celle-ci ? dit-il en posant doucement la main sur sa jambe droite.
— Non, l’autre.
Il écarta la robe pour pouvoir examiner sa jambe, et il vit aussitôt l’hématome et la partie enflée. Il la tâta avec précaution, et il vit Sarah grimacer de douleur. Il n’y avait pas de téléphone dans l’entrée. Il aurait fallu que Sarah réussisse à se hisser en haut des six marches pour pouvoir l’appeler du salon. Mais elle n’avait ni le sens de l’équilibre ni la force nécessaire dans l’autre jambe pour pouvoir se déplacer à cloche-pied. Il sortit son datacom et lui dit : « Neuf-un-un », un numéro devenu un nom commun dans cet âge où les numéros de téléphone avaient disparu.