— Hé, Lennie, pourquoi tu fais cette tête ?
Lenore était en train de remplir les salières et les poivriers. Elle leva les yeux et vit Gabby qui la regardait, les mains sur les hanches.
— Hmm ? fit-elle.
— Tu n’as pas desserré les dents de toute la soirée. Qu’est-ce qui t’arrive ?
C’était le soir de la semaine où Lenore et Gabby faisaient le service ensemble au Duke of York.
— J’ai rompu avec Don l’autre jour.
— Pour quelle raison ? demanda Gaby.
Lenore réfléchit un instant pour trouver la meilleure réponse acceptable.
— Pour commencer, il est marié.
— Le salopard…
— Ouais. Mais tu sais, il a… heu, il a des circonstances atténuantes.
— Il est séparé ?
— Non, non, il vit encore avec elle, mais…
— Mais sa femme ne le comprend pas et tout, hein, c’est ça ?
Lenore eut un petit sourire.
— Oui, quelque chose de ce genre.
— Ma fille, celle-là, je l’ai entendue des millions de fois. Tu te porteras beaucoup mieux sans lui.
— Ouais, mais…
— Mais quoi ?
— Il me manque.
— Pourquoi ? C’était un bon coup ?
— En fait, oui. Mais ce n’est pas seulement…
— Quoi ?
— Il est tendre.
— Moi, j’aime plutôt quand c’est un peu rude, dit Gabby avec un petit sourire polisson.
— Non, non. Je veux dire, dans la vie. Il est tendre. Il est gentil et attentionné.
— Sauf avec sa femme.
Lenore fit la grimace. Mais elle se souvint de la fois où Don avait dîné ici, et comment il avait défendu le professeur Halifax quand Makoto l’avait attaquée.
— Non, à sa façon, il est très bon avec elle, je crois. Et elle, elle est adorable.
— Tu connais sa femme ?
Elle hocha la tête.
— Un peu.
— Ici la Terre ! J’appelle Lenore ! Allez, réveille-toi, fillette !
— Je sais, je sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à lui.
— Attends, j’essaie de comprendre. Tu as plaqué Makoto parce qu’il mange comme un cochon…
— Une fille qui se respecte doit se fixer certains critères.
— … mais tu veux te remettre avec un type marié ?
— Non, dit Lenore. Je veux me remettre avec lui malgré le fait qu’il est marié.
— Bon, moi, je ne fais pas d’études supérieures, dit Gabby, alors peut-être que dans tes cours, on coupe les cheveux en quatre comme ça, mais…
— Il ne ressemble à aucun des garçons que j’ai connus.
— Quoi ? Il en a trois ?
— Non, sérieusement, Gabby, il me manque terriblement.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
Gabby resta silencieuse un instant.
— Eh bien, alors, dit-elle enfin, il n’y a qu’une chose à faire.
— Et c’est quoi ?
Gaby commença à poser les salières sur un plateau.
— Écoute ce que dit ton cœur.
Au dîner, Sarah se retrouva assise à côté de son petit-fils Percy, qui venait d’avoir treize ans cet été.
— Alors, dit-elle, comment ça se passe, la quatrième ?
— Ça va, dit-il.
— Ça va, pas plus que ça ?
— On a beaucoup de travail à faire à la maison. J’ai des tonnes de devoirs pour lundi.
Sarah se souvint du temps où elle était en quatrième, et où elle avait eu sa première calculette. Ces appareils commençaient tout juste à apparaître sur le marché, et il y avait de grandes discussions pour savoir s’ils devraient être autorisés en classe. Après tout, disaient les critiques, avec une machine qui calcule à leur place, les enfants n’arriveront jamais à comprendre les mathématiques. On avait imaginé toutes sortes de scénarios, certains très improbables et d’autres carrément stupides, tel celui dans lequel, si la civilisation s’effondrait, nous entrerions dans une longue période d’obscurantisme une fois le stock de piles épuisé, car les boîtes magiques qui faisaient des maths ne fonctionneraient plus. Sarah s’était souvent demandé si les premières calculettes à énergie solaire n’avaient pas été inventées par un ingénieur japonais anonyme décidé à tordre le cou à cette blague.
Il lui revint également en tête les débats ultérieurs sur l’introduction des datacoms en classe. Tous les niveaux d’enseignement en avaient été affectés, et l’usage en était déjà largement répandu quand elle enseignait à l’université de Toronto. Pourquoi, par exemple, demander à des étudiants d’apprendre par cœur que Sigma Draconis II – d’après les informations contenues dans le premier message – était une planète rocheuse d’un diamètre égal à une fois et demie celui de la Terre, avec un rayon orbital moyen de quelque quatre-vingt-dix millions de kilomètres et une année égale à 599 jours terrestres, alors qu’on ne pouvait imaginer un environnement de travail dans lequel ces données ne leur seraient pas accessibles instantanément ?
— Quel genre de devoirs ? demanda Sarah, qui était sincèrement intéressée.
— J’ai un truc à faire en bioéthique, dit Percy.
Sarah fut impressionnée… De la bioéthique en quatrième. On pouvait progresser vraiment plus vite quand on n’avait pas des tas de choses à apprendre par cœur.
— Et ça consiste en quoi ?
— Je dois regarder des choses sur le Web, et faire ensuite un rapport pour dire ce que j’en pense.
— C’est sur un thème particulier ?
— Non, on a le droit de choisir, dit Percy. Mais je ne me suis pas encore décidé.
Sarah jeta un coup d’œil vers Don. Elle pensa un instant suggérer à Percy de faire quelque chose sur l’éthique du rollback, mais Don était déjà un peu trop chatouilleux sur ce sujet.
— Je pensais, peut-être, quelque chose sur l’avortement… poursuivit Percy.
Sarah fut choquée sur le moment. Bon sang, son petit-fils n’avait que treize ans ! Mais d’un autre côté…
D’un autre côté, l’avortement, la contraception et le contrôle des naissances étaient des sujets que tous les enfants devaient connaître. Percy avait son anniversaire en juillet, ce qui voulait dire qu’il n’aurait quatorze ans qu’après la fin de sa quatrième, mais la plupart de ses camarades les atteindraient en cours d’année scolaire, et quatorze ans, c’était suffisamment vieux pour tomber enceinte ou faire un enfant à quelqu’un.
— Qu’est-ce que tu penses de l’avortement, Mamy ? demanda Percy.
Sarah hésita un instant. Elle sentait le regard d’Angela, la mère de Percy, posé sur elle, ainsi que celui de sa fille Emily.
— Je crois, répondit-elle, que tout enfant qui naît à le droit d’être désiré.
Percy réfléchit à ce qu’elle venait de dire.
— Mais imagine qu’un type et une fille décident d’avoir un bébé, mais qu’une fois enceinte, la fille change d’avis. Qu’est-ce qui se passe, alors ?
Son petit-fils avait manifestement hérité quelque chose d’elle. Sarah s’était elle aussi débattue avec le problème moral qu’il venait de soulever. En fait, maintenant qu’elle y repensait, c’était un des sujets qui avaient intéressé les Dracons. La question quarante-six demandait si le partenaire qui portait le bébé avait le droit de mettre fin à une grossesse qui était au départ désirée par les deux. Sarah se souvenait qu’elle avait eu beaucoup de mal à décider de sa réponse quand elle avait rempli son questionnaire.