Elle but une gorgée d’eau.
— Je continue d’hésiter sur cette question, mon chéri. Mais aujourd’hui, au moment où je te parle, je crois que c’est la mère qui doit avoir la décision finale.
Percy y réfléchit un instant et finit par dire :
— Tu es vraiment astrotop, Mamy, de me parler de tout ça.
— Ah, merci, fit Sarah. Enfin, je crois…
32.
Le lendemain matin, Don était assis sur le canapé et regardait ses e-mails sur son datacom. Il y avait deux messages de gens qu’il connaissait et qui lui demandaient la même chose que Randy Trenholm, un autre de son frère qui lui transférait un cartoon que Don aimerait sûrement, et…
Bip !
Un nouveau message venait juste d’arriver. L’adresse de l’émetteur était… Ah, bon sang…
L’adresse était ldarby@utoronto.ca
Il ouvrit le message et le parcourut rapidement, par saccades, comme pour essayer de l’absorber d’un coup. Et puis, le cœur battant, il le relut soigneusement du début jusqu’à la fin :
Salut Don
Tu pensais sans doute ne plus jamais entendre parler de moi, et je ne m’attends pas trop à ce que tu me répondes parce que je sais que je n’ai pas été très compréhensive la dernière fois, mais bon sang, tu me manques. Je n’arrive pas à croire que je t’envoie ça… Gabby a d’abord trouvé que j’étais dingue… mais j’espère que ça te dirait qu’on se retrouve pour parler un peu ensemble. Jouer au Scrabble ou… Bon, dis-moi ce que tu en penses.
L.
Sois bon envers autrui, car tous ceux que tu rencontres mènent un combat difficile – Platon.
Don leva les yeux. Gunter avait un sens parfait de l’équilibre et pouvait facilement porter Sarah dans l’escalier, assise sur une des chaises en bois de la cuisine désormais réservée à cet usage. Ils descendaient les marches en ce moment.
— Bonjour, mon chéri, dit Sarah avec son petit tremblement habituel dans la voix.
Gunter posa la chaise par terre et aida Sarah à se lever.
— Tu as du courrier intéressant ? demanda-t-elle.
Don éteignit aussitôt son datacom.
— Non, fit-il, non, rien du tout.
La journée de retrouvailles entre Don et Lenore s’était bien passée, en tout cas jusqu’à ce que le soir arrive.
Ils étaient dans l’appartement d’Euclid Avenue et finissaient de manger les trucs chinois qu’ils avaient commandés, après avoir passé l’après-midi à se promener en ville et à regarder les boutiques.
— Bon, dit Lenore en poursuivant son récit de tout ce qu’elle avait fait depuis leur dernière rencontre, l’université m’a truandée. Ils disent que je n’ai pas payé mes frais de scolarité à temps, alors que je l’ai bien fait. J’ai fait le transfert électronique juste avant minuit à la date limite. Mais ils m’ont facturé un jour d’intérêts.
Don ne mangeait jamais les petits gâteaux horoscopes chinois, mais il aimait quand même bien les ouvrir pour voir ce qu’il y avait dedans. Celui-ci disait : « Les perspectives de changement sont favorables. »
— Combien ? demanda Don en faisant allusion aux intérêts.
— Huit dollars. Je vais aller au bureau administratif demain pour me plaindre.
Don lui fit signe de lui montrer ce qu’il y avait dans son gâteau à elle. Le petit papier indiquait : « Une entreprise sera couronnée de succès. »
Il hocha la tête pour lui signifier qu’il l’avait lu.
— Oui, fit-il en revenant à la conversation, tu pourrais faire ça, bien sûr, mais tu vas y perdre la moitié de ta journée.
Elle sembla agacée par sa remarque.
— Mais ils ne devraient pas avoir le droit de faire un truc comme ça.
— Pour huit dollars, ça ne vaut vraiment pas le coup, dit Don. (Il se leva et commença à débarrasser la table.) Il faut que tu apprennes à mieux choisir tes combats. Crois-moi, je le sais bien. Quand j’avais ton âge, je…
— Ne dis pas ça.
Il se tourna vers elle.
— Quoi ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Ne dis pas des trucs comme ça, « Quand j’avais ton âge »… Je n’ai vraiment pas besoin d’entendre ça.
— J’essaie simplement de t’éviter…
— M’éviter quoi ? De vivre ma vie ? De faire ma propre expérience, d’apprendre par moi-même ? Je veux apprendre par moi-même.
— Oui, mais…
— Mais quoi ? Ce n’est pas un père que je veux, Don. Je veux un petit ami qui soit mon égal.
Il se sentit perdu.
— Je ne peux pas effacer mon passé.
— Non, évidemment, fit-elle en froissant bruyamment le sac qui avait contenu leur dîner. Il n’y a pas de gommes assez grosses.
— Allons, Sarah, je…
Il s’aperçut aussitôt de son lapsus et il se sentit rougir. Lenore hocha la tête d’un air entendu, comme si cela venait de confirmer une vaste conspiration.
— Tu viens juste de m’appeler Sarah.
— Ah, je suis désolé. Je n’ai pas…
— Elle est toujours là, n’est-ce pas ? Toujours entre nous. Et elle sera toujours là. Même quand elle sera…
Lenore s’arrêta, en se rendant peut-être compte qu’elle était sur le point d’aller trop loin. Mais Don enchaîna sur ce qu’elle voulait exprimer.
— Oui, elle sera là, même après… même après sa disparition. C’est une réalité que nous devons regarder en face. (Il réfléchit un instant.) De toute façon, je n’y peux rien si j’ai vécu plus longtemps que…
— Que quatre-vingt-dix-sept pour cent de la population mondiale, conclut Lenore.
Il ne dit plus rien pendant un instant, le temps de se demander si c’était bien exact. Il sentit son estomac se crisper en se rendant compte que c’était certainement vrai.
— Mais tu ne peux pas me demander de nier cette réalité, ni tout ce que j’ai appris, reprit-il. Tu ne peux pas me demander d’oublier mon passé.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Tout ce que je veux…
— Quoi ? Que je garde tout ça pour moi ?
— Non, non. Mais simplement, tu sais… de ne pas en parler tout le temps. C’est dur pour moi, tu comprends. Ah, bon sang, comment était le monde quand tu es né ? Pas d’ordinateurs chez soi, pas de nanotech, pas de robots, pas de télévision, pas de…
— Si, on avait la télé, protesta Don.
Bon, d’accord, elle n’était pas en couleur…
— O.K., très bien. Mais tu as vécu la guerre en Irak. Il y avait encore une Union soviétique. Tu as vu des gens marcher sur la Lune. Tu as vu la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et aux États-Unis. Tu as traversé la période du Mois de Terreur. Tu étais de ce monde quand on a détecté le premier signal extraterrestre. (Elle secoua la tête.) Ta vie ressemble pratiquement à mon manuel d’Histoire.
Il s’apprêtait à rétorquer : « Eh bien, alors, tu devrais m’écouter quand je t’explique ce que j’ai appris. » Mais il réussit à empêcher les mots de sortir de sa bouche.
— Ce n’est pas ma faute si je suis vieux, dit-il.
— Je le sais bien ! répondit-elle sèchement. (Puis elle répéta ces mots, mais plus doucement cette fois.) Je le sais bien. Mais bon, est-ce que tu as vraiment besoin d’en rajouter ?
Don était maintenant debout, appuyé contre l’évier.
— Ce n’est pas ce que je cherche à faire. Mais tu crois que c’est un drame de perdre quelques dollars d’intérêts, et…