Et c’était le téléphone qui sonnait. Il tâtonna pour trouver le combiné, et Sarah alluma sa lampe de chevet.
— Allô ? fit-il.
— Don… c’est bien toi ?
Il fronça les sourcils. Personne ne reconnaissait plus sa voix, ces temps-ci.
— Oui, c’est moi.
— Ah, Don… C’est Pam.
Sa belle-sœur, la femme de Bill. Elle avait la voix rauque et semblait stressée.
— Pam, tu vas bien ?
À côté de lui, Sarah essayait de se redresser, l’air inquiète.
— C’est Bill. Il… Oh, Don… Bill est mort.
Don sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine.
— Ah, mon Dieu…
— Qu’y a-t-il ? demanda Sarah. Qu’est-ce qui se passe ?
Il se tourna vers elle et répéta les mots d’une voix qu’à son tour il maîtrisait à peine.
— Bill est mort.
Sarah se mit la main sur la bouche. Don dit dans le combiné :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je ne sais pas. Son cœur, sans doute. Il… il…
Pam n’alla pas plus loin.
— Tu es chez toi ? Comment te sens-tu ?
— Oui, je suis à la maison. Je viens juste de rentrer de l’hôpital. Il est mort pendant le transport en ambulance.
— Et Alex ?
Le fils de Bill, qui avait cinquante-cinq ans.
— Il est en route.
— Ah, mon Dieu, Pam, je suis tellement désolé.
— Je ne sais pas comment je vais faire sans lui, dit-elle.
— Le temps de m’habiller, et j’arrive. (Bill et Pam passaient normalement l’hiver en Floride, mais ils n’étaient pas encore partis.) Alex et moi, on peut s’occuper de tous les détails.
— Mon pauvre Bill, dit Pam.
— J’arrive bientôt, dit-il.
— Merci, Don. À tout à l’heure.
— À tout à l’heure.
Sarah posa la main sur son bras. Ah, bon Dieu, il ne se souvenait plus de la dernière fois qu’il avait vu son frère. Et soudain, il se rendit compte…
Pas depuis avant… Normalement, il ne voyait Bill que deux ou trois fois par an, mais ils allaient généralement voir ensemble un match des Jays chaque été. Cette année, Don avait dit qu’il ne pouvait pas. Cette histoire de se tenir à l’écart, cette gêne stupide à l’idée de voir des gens qu’il connaissait, tout cela lui avait coûté sa dernière chance de voir son frère.
Il se leva pour aller dans la salle de bains et se préparer. Sarah le suivit à pas lents. Il s’apprêtait à lui dire qu’elle n’avait pas besoin de l’accompagner, qu’il pouvait demander à Gunter de le conduire, mais il la voulait avec lui. Il avait besoin d’elle.
— Il va me manquer, dit Sarah.
Elle était devant le lavabo à côté de lui. Il jeta un bref coup d’œil dans la glace, où il se vit dans toute sa jeunesse, et elle si âgée.
— À moi aussi, dit-il très doucement.
— Sarah, dit Pam sur le seuil de l’appartement de Bill, merci d’être venue.
La belle-sœur de Don était une petite femme très mince aux pommettes saillantes. Elle approchait des quatre-vingts ans. Elle regarda Don d’un air perplexe. Elle reconnaissait probablement les traits caractéristiques des Halifax, avec le nez proéminent et le haut front, mais pas ce visage en particulier.
— Je suis désolée… ?
— Pam, c’est moi. C’est Don.
— Ah, oui, c’est vrai, le rollback. Je… Je ne m’étais pas imaginé… (Elle s’arrêta un instant.) Tu as l’air en pleine forme.
— Merci. Et toi, tu tiens le coup ?
Pam avait manifestement l’air très éprouvée, mais elle répondit :
— Ça va.
— Où est Alex ?
— Il est dans le bureau. Nous essayons de trouver le nom du notaire de Bill.
— Je vais aller l’aider, dit Sarah.
Resté seul avec Pam, Don la regarda et ne sut rien dire de mieux que :
— Pauvre Bill.
— Il y a tellement de choses à faire, dit Pam qui avait l’air complètement désemparée. Un faire-part sur le site du Star. Organiser le… l’enterrement.
— On va s’occuper de tout ça, ne t’inquiète pas. (Don fit un geste vers le salon et y entraîna Pam.) Tu veux boire quelque chose ?
— J’ai déjà un verre.
Elle s’assit dans une sorte de fauteuil informe vert fluo avec une armature en tubes métalliques. Bill avait toujours eu des goûts beaucoup plus d’avant-garde que Don. Celui-ci s’assit dans un autre fauteuil assorti.
Le verre de Pam – qui contenait un liquide ambré dans lequel flottait un glaçon – était posé à côté d’elle. Elle en but une gorgée.
— Ah, mon Dieu, mais regarde-toi !
Don se sentait gêné, et il détourna les yeux pour regarder par la fenêtre, d’où l’on apercevait des tours d’immeubles plus grandes et plus luxueuses.
— Je n’ai rien demandé, dit-il.
— Oui, je sais, je sais. Mais mon Bill… S’il avait eu un rollback, eh bien…
Eh bien, il serait encore vivant, songea Don. Oui, je sais.
— Tu étais… Tu étais…
Pam s’était mise à secouer la tête, sans pouvoir terminer sa phrase.
— Oui, quoi ? demanda Don.
Elle regarda ailleurs. Les murs étaient couverts de bibliothèques. Pam et Bill avaient même fait construire des étagères au-dessus des portes.
— Non, rien.
— Mais si, dis-moi.
Elle se tourna de nouveau vers lui, et il put lire sur son visage la colère et la frustration.
— Tu es plus âgé que Bill, dit-elle.
— J’ai quinze mois de plus, c’est vrai.
— Mais maintenant, tu vas encore vivre pendant des dizaines et des dizaines d’années !
— Oui, et alors ?
— Tu étais le frère aîné, lâcha-t-elle comme si elle était furieuse de devoir s’expliquer. C’est toi qui étais censé partir le premier.
L’église anglicane de la Toussaint, dans Kingsway, était celle où Don allait quand il était enfant. Il s’en souvenait maintenant plus pour les réunions de scouts qui s’y tenaient que pour ce que le prêtre pouvait y dire. Il n’était pas retourné dans ce bâtiment depuis – ma foi, l’expression qui lui venait en tête, « depuis Dieu sait quand », devait tenir aux circonstances, même s’il ne croyait pas un instant que Dieu puisse suivre de près de tels menus détails.
Le cercueil était fermé, ce qui était aussi bien. Les gens avaient toujours dit que Don et Bill se ressemblaient beaucoup, mais Don ne souhaitait pas qu’on puisse faire la comparaison ni remarquer le contraste. De fait, comme Bill n’avait jamais eu de problème de poids, Don lui ressemblait beaucoup plus maintenant à vingt-cinq ans qu’il ne l’avait fait à l’époque. Il était le seul dans l’église à avoir connu Bill en ce temps-là, et…
Non, attends ! Là-bas, en train de parler à Pam, est-ce que ça pouvait être… ?
C’était bien lui. Mike Braeden. Ah, mon Dieu, Don ne l’avait pas revu depuis le lycée. Mais on ne pouvait pas s’y tromper, avec cette large tête ronde, ces yeux rapprochés et cette barre de sourcils. Même avec ces rides et ces chairs affaissées, c’était manifestement lui.
Mike avait été dans la classe de Bill, mais Don l’avait connu, lui aussi. Il faisait partie d’un groupe de quatre garçons dans un quartier où il n’y avait pratiquement que des filles. Mike – ou Mikey, comme on l’appelait à l’époque, ou Mick comme il préférait se faire appeler pendant l’adolescence – avait été un pilier des parties de hockey dans la rue, et membre de la même patrouille de scouts que lui.