— C’est Mike Braeden, dit Don à Sarah en pointant le doigt. Un vieil ami.
Elle eut un sourire indulgent.
— Va lui dire bonjour.
Il se faufila entre deux rangées de prie-dieu. Quand il fut près de Mike, Don l’entendit qui se livrait au rite habituel lors des enterrements, c’est-à-dire partager des souvenirs du cher disparu avec ses proches.
— Ah, ce vieux Bill, il adorait le sirop d’érable, disait Mike – et Pam hochait énergiquement la tête comme s’ils venaient de conclure un traité de désarmement nanotech. Et pas de ces ersatz à la gomme, hein ? poursuivit-il. Il lui fallait du vrai de vrai, et…
Et il s’arrêta net, comme tétanisé, aussi immobile que Bill l’était lui-même dans son cercueil capitonné de soie.
— Mon… Dieu, réussit-il enfin à dire. Ah, mon Dieu. Excuse-moi, fiston, mais tu m’as coupé le souffle. Tu es le portrait craché de Bill. (Il plissa les yeux et haussa un sourcil, maintenant gris comme un ciel d’orage.) Qui… qui es-tu ?
— Mikey, dit Don, c’est moi. Don Halifax.
— Non, ce n’est… (Mais il s’interrompit de nouveau.) Ah, mon Dieu, tu ressembles bien à Donny, mais…
— J’ai eu un rollback, répondit Don.
— Comment as-tu pu…
— Quelqu’un d’autre a payé pour moi.
— Ah, bon sang, fit Mike. C’est incroyable. Tu… tu as l’air fantastique.
— Merci. Et merci d’être venu. Bill aurait beaucoup apprécié que tu sois là.
Mike continuait de le regarder fixement, et Don se sentait très gêné.
— Le petit Donny Halifax, dit Mike. C’est incroyable.
— Mikey, je t’en prie. Je voulais juste te saluer.
L’autre hocha doucement la tête.
— Excuse-moi. C’est simplement que je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait eu un rollback.
— Il n’y a pas encore si longtemps, je n’en avais jamais vu moi non plus, dit Don. Mais je ne veux pas parler de ça. Tu parlais de Bill et de son goût pour le sirop d’érable…
Mike réfléchit un instant, luttant manifestement contre son désir d’en savoir plus sur ce qui était arrivé à Don, mais il finit par accepter de changer de sujet.
— Tu te souviens quand la patrouille allait chaque hiver au nord de la Highway Seven, pour recueillir de la sève ? Bill était au paradis !
À son expression, Don put voir que Mike se rendait compte que son image n’était pas très heureuse dans les circonstances présentes, mais il poursuivit rapidement son histoire et le sujet du rollback de Don fut bien vite oublié.
Pam écoutait attentivement, mais Don se mit à balayer la foule du regard, à la recherche de visages familiers. Bill avait toujours été beaucoup plus populaire que Don – plus extraverti, et meilleur en sport. Don se demanda combien de gens viendraient à son propre enterrement, et…
Et il sentit son cœur se serrer. Aucun de ceux-là, en tout cas, c’était une certitude. Pas sa femme, pas ses enfants ni aucun de ses amis d’enfance. Ils seraient tous morts depuis longtemps, bien avant lui. Bien sûr, ses petits-enfants lui survivraient peut-être. Mais ils n’étaient pas ici en ce moment, et il ne voyait d’ailleurs pas non plus leurs parents. Carl et Angela devaient être dans une autre partie de l’église, probablement occupés à redresser des cols et défroisser des robes sur des enfants qui portaient rarement ce genre de vêtements.
Dans quelques minutes, ce serait à lui de prononcer l’éloge funèbre, et il remonterait dans le passé de son frère pour en extraire des anecdotes et des épisodes significatifs, des choses qui montreraient à quel point Bill avait été un type formidable. Mais à son propre enterrement, il n’y aurait personne pour évoquer son enfance ou ses premiers pas dans la vie adulte, personne pour parler des quatre-vingts ou quatre-vingt-dix premières années d’origine de sa vie. Tout ce qu’il aurait fait jusqu’à aujourd’hui serait complètement effacé des mémoires.
Il prit poliment congé de Pam et de Mike, qui étaient passés de l’amour immodéré de Bill pour le sirop d’érable à sa prudence légendaire.
— Quand on jouait au hockey dans la rue, et si une voiture arrivait, c’était toujours Bill qui criait le premier : « Attention ! Une voiture ! », dit Mike. Je me souviendrai toujours de lui quand il faisait ça. « Attention ! Attention ! Une voiture ! » Tiens, un jour…
Don remonta l’allée pour s’approcher de l’autel. Le sol était baigné de couleurs venant des vitraux. Sarah était allée s’asseoir au deuxième rang, tout à droite. Elle était seule et semblait lasse, sa canne accrochée devant elle au rail sur lequel étaient posés les livres de cantiques.
Don s’approcha et s’accroupit à côté d’elle dans l’allée.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il.
Sarah sourit.
— Ça va. Un peu fatiguée, c’est tout. (Elle le regarda d’un air soucieux.) Et toi ?
— Je tiens le coup, dit-il.
— C’est bien que tant de gens soient venus.
Il examina de nouveau la foule, en se disant qu’il aurait préféré qu’il y ait moins de monde. Il avait horreur de devoir s’adresser à des groupes. Une vieille blague de Jerry Seinfeld flotta un instant dans sa mémoire : ce qui fait le plus peur au gens, c’est de parler en public ; ensuite, c’est l’idée de la mort… ce qui fait qu’à un enterrement, on devrait plaindre celui qui va faire l’éloge funèbre plutôt que le type dans le cercueil.
L’officiant – un Noir assez petit, dans les quarante-cinq ans, avec des cheveux qui commençaient à grisonner et à se clairsemer – fit son apparition, et la cérémonie commença bientôt. Don essaya de se détendre en attendant qu’on l’appelle. Sarah lui tenait la main.
D’une voix étonnamment grave et puissante pour sa taille, le prêtre fit réciter quelques prières à l’assemblée. Don baissa la tête pendant ce temps-là, tout en gardant les yeux ouverts pour contempler les lames de parquet entre deux rangées de prie-dieu.
— … et maintenant, dit le prêtre beaucoup trop tôt, nous allons écouter quelques paroles prononcées par le jeune frère de Bill, Don.
Ah, bon sang, pensa Don. Mais cette erreur était compréhensible, et tout en s’avançant vers l’autel et en gravissant les trois marches menant à l’estrade, il décida de ne pas la rectifier.
Il agrippa les côtés du pupitre et regarda la foule de gens venus faire leurs adieux à Bill : la famille, parmi laquelle se trouvaient le fils de Bill, Alex, et les grands enfants de Susan, la sœur de Bill et de Don qui était morte en 2033, ainsi que quelques vieux amis, des collègues de Bill à United Way, et bien d’autres encore qu’il ne connaissait pas, mais qui avaient dû être proches de son frère.
— Mon frère, dit-il en commençant par débiter les quelques platitudes qu’il avait notées sur son datacom, était un homme bien. Un bon père, un bon mari, et…
Et il s’arrêta net, non pas parce que lui-même avait échoué dans la catégorie qu’il venait juste de mentionner, mais à cause de la personne qui venait d’entrer à l’instant dans l’église et qui s’asseyait au dernier rang. Cela faisait trente ans qu’il n’avait pas vu son ex-belle-sœur Doreen, mais elle était là, vêtue de noir, venue discrètement dire adieu à l’homme dont elle avait divorcé il y avait si longtemps. Apparemment, dans la mort, tout est pardonné.
Il regarda ses notes, retrouva la ligne, et poursuivit d’une voix hésitante :
— Bill Halifax a travaillé dur toute sa vie, non seulement dans son entreprise, mais aussi dans son rôle de père et de citoyen. Ce n’est pas souvent…