Il s’interrompit encore, car il venait de voir les mots qu’il avait écrits ensuite, et il se rendait compte qu’il allait devoir les sauter, ou mettre en évidence la confusion qu’avait faite le prêtre. Bon, et puis merde… Je n’ai jamais pu le dire quand Bill vivait encore, et que je sois damné si je ne le dis pas maintenant.
— Ce n’est pas souvent, reprit-il, qu’un frère aîné peut regarder son jeune frère avec admiration, mais c’est ce que j’ai fait toute ma vie.
Il y eut des murmures dans l’assistance, et il vit de la perplexité sur les visages. Il s’écarta alors du texte qu’il avait préparé.
— Oui, c’est bien ça, dit-il en agrippant encore plus fort le pupitre pour se soutenir. Je suis le frère aîné de Bill. J’ai eu la chance de bénéficier d’un rollback. (Les murmures enflèrent, et les gens échangèrent des regards.) Je… Je n’ai pas cherché à l’obtenir, et ce n’est pas quelque chose que je voulais, mais…
Il décida d’en rester là, et tenta de reprendre le fil de son discours.
— Bon, toujours est-il que j’ai connu Bill toute sa vie, depuis plus longtemps que n’importe qui…
Il s’arrêta un instant, et décida de terminer sa phrase par « dans cette salle », alors que « au monde » aurait été également vrai : tous ceux qui avaient connu Bill depuis sa naissance avaient disparu depuis longtemps, et quand Mike Braeden avait emménagé à Windermere, Bill avait déjà cinq ans.
— Bill n’a jamais fait beaucoup de bêtises, poursuivit Don. Oh, bien sûr, il y en a quand même eu quelques-unes (et là, il inclina la tête vers Doreen, qui sembla acquiescer d’un hochement de tête, comprenant bien que Don faisait allusion à ce que Bill avait fait pendant leur mariage, et non au fait qu’ils se soient mariés) – quelques peccadilles qu’il a regrettées jusqu’à la fin de ses jours. Mais, dans l’ensemble, il a fait les choses comme il fallait. Naturellement, ce qui ne gâtait rien, c’est qu’il était futé comme un rasoir. (Il se rendit compte aussitôt qu’il s’était mélangé les pieds dans l’expression, mais il poursuivit sans se démonter :) En fait, certains ont été surpris qu’il ait choisi de travailler pour des œuvres de charité au lieu d’entrer dans le monde des affaires, où il aurait pu gagner beaucoup plus d’argent. (Il se retint de jeter un coup d’œil vers Pam pour lui faire comprendre que Bill n’aurait jamais pu se payer lui-même ce que Don avait reçu.) Il aurait pu devenir avocat, ou dirigeant d’une grande entreprise. Mais il voulait faire quelque chose qui compte vraiment. Il voulait faire le bien. Et il l’a fait. C’est ce que mon frère a fait.
Don balaya de nouveau l’assistance du regard, cette marée de gens en noir. Il en vit qui pleuraient doucement. Son regard s’arrêta un instant sur ses enfants et ses petits-enfants – dont il connaîtrait sans doute les petits-enfants.
— Statistiquement parlant, personne ne pourrait dire que Bill n’a pas eu toutes les années auxquelles il avait droit, mais c’est surtout la qualité de sa vie qui ressort. (Il s’arrêta un instant, en se demandant jusqu’à quel point il pouvait parler de lui-même, mais bon, il voulait que Sarah et ses enfants, et même Dieu, entendent ce qu’il avait à dire.) On dirait que je vais vivre deux fois plus longtemps que mon frère.
Il regarda le cercueil et son bois brillant.
— Mais, poursuivit-il, si dans tout ça j’arrive à faire ne serait-ce que la moitié du bien qu’il a fait, et si j’arrive à mériter la moitié de l’amour qu’il a reçu, alors, peut-être, je me serai montré digne de ce… (Il se tut, cherchant le mot juste, puis il conclut enfin :) De ce cadeau que le Ciel m’a offert.
35.
Don et Sarah se couchèrent tôt le soir de l’enterrement, car ils étaient tous les deux épuisés. Elle s’endormit aussitôt, et Don se mit sur le côté pour la regarder.
Il n’y avait aucun doute que les antidépresseurs que Petra lui avait prescrits faisaient leur effet. Il arrivait beaucoup mieux à gérer les petites irritations de la vie et, à un niveau plus global, l’idée de se suicider lui était totalement étrangère – à part la petite blague sur la peur de s’exprimer en public, pas un instant il n’avait voulu aujourd’hui échanger sa place contre celle de son frère.
Les réglages hormonaux fonctionnaient bien, eux aussi : il n’était plus en rut comme un bison. Bon, ça le démangeait encore un peu, mais au moins il parvenait plus facilement à se maîtriser.
Mais même si son désir physique pour Lenore s’était calmé, l’amour qu’il éprouvait pour elle était resté intact. Ça, ce n’était pas qu’une question d’hormones, il en était convaincu.
Il avait cependant envers Sarah une obligation qui remontait à plusieurs décennies avant la naissance de Lenore, et il ne l’oubliait pas. Sarah avait besoin de lui, et bien qu’il n’eût pas besoin d’elle – au sens des nécessités quotidiennes de la vie –, il l’aimait toujours énormément. Jusqu’à encore récemment, la relation douce et paisible qui avait fini par s’établir entre eux leur avait suffi, et cela pouvait certainement continuer comme ça, pour le temps qui leur restait à passer ensemble.
Et par ailleurs, la situation actuelle était injuste pour Lenore. Il ne voyait pas comment il pouvait être l’amant qu’elle méritait, son compagnon pour la vie.
Il se rendait bien compte que rompre avec Lenore équivaudrait à une amputation, comme s’il se coupait une partie de lui-même. Mais c’était ce qu’il devait faire, même si…
Même si un jeune homme normal qui perd une jeune femme peut toujours se consoler en se disant qu’il y a encore plein d’autres poissons dans la mer, et que quelqu’un d’aussi merveilleux, voire plus encore, va forcément se présenter tôt ou tard. Mais Don avait déjà vécu une existence entière, et au cours de toutes ces années, il n’avait rencontré que deux femmes qui l’aient captivé, une en 1986 et l’autre en 2048. Les chances d’en rencontrer une troisième, même avec les dizaines d’années qui lui restaient à vivre, semblaient excessivement minces.
Mais là n’était pas la question.
Il savait ce qu’il devait faire.
Et il le ferait demain, même si…
Non, ça ne comptait pas. Aucune excuse.
Il le ferait demain.
On peut repousser la mort, mais aucun homme n’échappe au calendrier, et aujourd’hui, jeudi 15 octobre, c’était l’anniversaire de Don. Il n’en avait pas parlé à Lenore, parce qu’il ne voulait pas qu’elle dépense le peu d’argent qu’elle avait à lui faire un cadeau. Et maintenant, bien sûr, étant donné ce qu’il s’apprêtait à faire, il était doublement heureux d’avoir gardé ça pour lui.
Et puis, quelle signification pouvait avoir un quatre-vingt-huitième anniversaire quand on avait un corps entièrement rajeuni ? Quand on est enfant, les anniversaires comptent énormément. Plus tard, à l’âge adulte, ils ont beaucoup moins d’importance. On fait une fête seulement quand on aborde une nouvelle décennie, avec quelques moments de méditation quand votre horloge personnelle passe sur un nombre se terminant par cinq. Mais passé un certain âge, tout change à nouveau. Chaque anniversaire vaut d’être célébré, chaque anniversaire est un triomphe… parce que chaque anniversaire pourrait bien être le dernier – sauf quand on a eu un rollback. Son quatre-vingt-huitième anniversaire méritait-il une fête, ou devait-il simplement l’ignorer ?
Et ça n’était pas non plus comme si son âge biologique passait automatiquement de vingt-cinq à vingt-six. Cette valeur de vingt-cinq ans n’était qu’une estimation. Le rollback était une succession d’ajustements biologiques, pas une machine à voyager dans le temps avec des compteurs numériques. Il se prenait pourtant à penser qu’il avait vingt-six ans, et c’était très bien comme ça. Vingt-cinq lui avait paru beaucoup trop jeune : il y avait une sorte d’insouciance ridicule associée à cet âge. Mais vingt-six, là, on s’approchait de trente et ça commençait à devenir respectable. Et même si c’était une simple estimation, il vieillissait bel et bien comme tout le monde, un jour à la fois, et ces jours avaient besoin d’être rassemblés en paquets.