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— Oui, c’est vrai. Je le sais – et c’est pour ça que c’est si dur. J’aimerais bien qu’il y ait une autre solution, mais il n’en existe pas. (Il avala sa salive.) Les astres sont contre nous.

Tristement, à pas lents, Don retourna vers la bouche de métro, se cognant aux passants – dont un robot – sur le trottoir de Bloor Street, et se faisant klaxonner lorsqu’il traversa la rue sans regarder.

Il n’avait pas le courage de prendre une correspondance – ce qu’il aurait été obligé de faire par le trajet le plus court –, et il prit donc la direction du sud. Il descendrait une des branches du grand U et remonterait pratiquement toute l’autre.

Il attendit la rame. Quand elle entra dans la station, il y eut une cohue de voyageurs qui se précipitèrent pour monter alors que d’autres essayaient encore de descendre. Don se souvenait comment ça se passait autrefois, quand il était jeune : les gens attendaient patiemment de part et d’autre des portes que tous les voyageurs qui le souhaitaient soient descendus. À un moment donné, cette petite courtoisie – comme beaucoup de celles qui avaient valu autrefois à Toronto le surnom de « la ville aimable » – était passée à la trappe, malgré toutes les annonces au haut-parleur qui encourageaient les voyageurs à la civilité.

La rame était bondée, mais il réussit à s’asseoir. Et tandis que le train démarrait, il n’y pensa même pas. Il était habitué à ce que les gens lui offrent leur place. Il restait encore quelques vestiges de gentillesse, se dit-il. Mais il lui vint soudain à l’esprit que, bien qu’il eût aujourd’hui officiellement quatre-vingt-huit ans, il y avait des gens qui avaient l’air aussi vieux et qui avaient vraiment besoin de s’asseoir, eux. Il se leva et fit signe à une dame âgée, vêtue d’un sari, de prendre son siège. Elle lui adressa un grand sourire reconnaissant.

Il se trouvait dans la première voiture. Beaucoup de monde descendait à la station Union, et il réussit à s’approcher de la vitre avant, à côté de la cabine du conducteur robot. Certaines sections du tunnel étaient cylindriques et éclairées par des anneaux de lumière disposés à intervalles réguliers. L’effet lui rappelait un vieux feuilleton de la télé, Au cœur du temps, qu’il avait apprécié tout comme Perdus dans l’espace à cause des superbes décors, même si la bêtise des scénarios le faisait grincer des dents.

Après tout, on ne peut pas remonter dans le temps.

On ne peut pas défaire ce qui a été fait.

On ne peut pas modifier le passé.

On peut simplement, au mieux de ses capacités, essayer d’affronter l’avenir tel qu’il se présente.

Le train poursuivit sa course brinquebalante dans le noir, le ramenant chez lui.

Don s’arrêta un instant dans l’entrée pour regarder le parquet où Sarah était restée autrefois allongée, attendant son retour. Il gravit les marches une à une et entra à pas lents dans le salon.

Sarah était debout devant la cheminée. Comme elle lui tournait le dos, il n’aurait su dire si elle regardait les holos de leurs petits-enfants ou son trophée d’Arecibo. Elle se retourna et lui sourit en s’avançant vers lui. Don ouvrit machinalement les bras et elle vint se blottir contre lui. Il la serra très doucement, craignant de lui briser les os. Il sentait ses bras dans son dos comme des branches de sapin poussées par une brise légère.

— Encore une fois, bon anniversaire, dit-elle.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à l’affichage numérique sur l’écran, et le vit passer de 17:59 à 18:00. Quand ils s’écartèrent enfin l’un de l’autre, elle se dirigea lentement vers la cuisine. Plutôt que de se précipiter devant elle, Don la suivit en faisant un pas là où elle en faisait deux.

— Tiens, assieds-toi, lui dit Don quand ils furent enfin dans la cuisine.

Il savait que ce n’était pas charitable de sa part, mais il avait du mal à supporter les gestes lents et méthodiques de Sarah. Et puis, maintenant qu’il mangeait trois fois plus qu’avant, c’était à lui de faire le travail.

— Gunter, dit-il d’une voix forte, mais sans pour autant crier – il était inutile de crier. (Le Mozo apparut aussitôt.) Vous et moi, dit-il au robot, nous allons préparer le dîner.

Sarah s’installa lentement sur une des trois chaises en bois autour de la petite table. Tandis que Gunter et lui s’activaient dans cet espace étroit, prenant une cocotte et une poêle dans un placard et sortant des aliments du frigo, Don sentit qu’elle l’observait.

— Quelque chose ne va pas ? lui demanda-t-elle enfin.

Il n’avait rien dit, et avait pris grand soin de ne pas entrechoquer les ustensiles de cuisine. Mais Sarah le connaissait depuis si longtemps, et malgré le changement considérable de son aspect physique, son comportement était sans doute resté le même. Était-ce la façon dont il baissait la tête, ou simplement parce qu’il ne disait rien, à part une instruction de temps en temps à Gunter, parfaitement inutile d’ailleurs ? Toujours était-il qu’elle lisait en lui à livre ouvert. Il essaya pourtant de le nier, tout en sachant que c’était parfaitement inutile.

— Non, fit-il, rien.

— Tu as eu un problème en ville, aujourd’hui ? insista-t-elle.

— Non, non. Je suis un peu fatigué, c’est tout, dit-il en se penchant au-dessus de la planche à découper tout en jetant un regard en coin pour guetter sa réaction.

— Es-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils d’un air plein de sollicitude.

— Non, fit Don. (Et là, il s’autorisa encore un mensonge, le dernier.) Tout ira bien pour moi.

36.

Sarah se réveilla en sursaut. Elle avait le cœur battant, sans doute plus qu’il n’était souhaitable à son âge. Elle jeta un coup d’œil au réveil. Il indiquait 3:02. Don dormait à côté d’elle, avec un bruit très doux à chaque respiration.

L’idée qui l’avait tirée de son sommeil était tellement excitante qu’elle pensa un instant le réveiller… mais non, elle n’allait pas faire ça. Après tout, elle était loin d’être certaine que ça marche, et puis il avait tellement de mal à dormir ces derniers temps…

Son côté du lit était celui proche de la fenêtre. Un million d’années plus tôt, quand ils avaient choisi qui dormirait de quel côté, Don avait dit qu’elle devrait avoir celui-là parce que, comme ça, elle pourrait regarder les étoiles quand elle voudrait. C’était un supplice pour elle de se sortir du lit. Ses articulations étaient raides, elle avait mal au dos, et sa jambe n’était pas encore tout à fait guérie. Mais elle réussit à se lever en s’appuyant sur sa table de chevet, et elle se retrouva debout autant par un effort de volonté que par sa force physique.

En traînant les pieds, elle s’approcha à petits pas de la porte, s’arrêta un instant pour se tenir au chambranle, puis elle s’avança dans le couloir pour aller dans le bureau.

L’écran de l’ordinateur était en veille, et il s’alluma dès qu’elle toucha la souris.

Quelques instants plus tard, Gunter était là. Il avait sans doute été dans le salon, mais il avait dû l’entendre s’agiter.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

Il avait tellement baissé le volume de sa voix que c’est à peine si Sarah arrivait à distinguer ce qu’il disait.

— Oui, chuchota-t-elle. Mais il y a quelque chose qu’il faut que je vérifie.

Sarah adorait les histoires – même lorsqu’elles étaient apocryphes – de ces grands moments de révélation historiques. Archimède bondissant hors de sa baignoire et courant nu dans les rues d’Athènes en criant : « Eurêka ! » ; Newton regardant une pomme tomber (elle préférait personnellement la version encore moins plausible où il recevait le fruit sur la tête…) ; Friedrich August Kekulé se réveillant avec en tête le modèle de la structure de la molécule de benzène après avoir rêvé d’un serpent qui se mordait la queue…