— Qu’est-ce que tu écoutes ? demanda-t-il.
— C’est une conférence ! cria-t-elle.
— Ah, vraiment ! cria-t-il à son tour en souriant.
Elle retira ses petits écouteurs blancs d’un air un peu gêné.
— Désolée, dit-elle d’une voix normale. C’est une conférence que Jill a donnée pour la Fondation du Long Maintenant.
Don se faisait souvent la réflexion que le SETI était un peu comme Hollywood, avec ses grandes vedettes. Dans la ville des spotlights, on voyait tout de suite que vous n’étiez pas branché si vous utilisiez les noms de famille. C’était la même chose dans le cercle que fréquentait Sarah, où Frank était toujours Frank Drake, Paul était Paul Shuch et Seth était Seth Shostak, où Sarah était effectivement Sarah Halifax et Jill était Jill Tarter.
— Le long quoi ? demanda-t-il.
— Le Long Maintenant, répéta Sarah. C’est un groupe qui essaie d’encourager la réflexion à long terme, et qui pense que maintenant est une longue période plutôt qu’un simple point dans l’écoulement du temps. Ils sont en train de construire une gigantesque horloge – l’Horloge du Long Maintenant –, dont l’aiguille se déplace d’une seconde par an et qui sonne à chaque siècle, avec un coucou qui sort tous les mille ans.
— Ça m’a l’air d’un boulot sympa, si c’est bien payé, dit-il. Au fait, où sont les enfants ?
Carl avait douze ans à l’époque, et Emily six.
— Carl est en bas, il regarde la télé. Et j’ai dit à Emily d’aller dans sa chambre, elle a encore crayonné sur les murs.
— Bon, O.K. Alors, qu’est-ce qu’elle raconte, Jill ?
Sarah la connaissait, mais lui-même ne l’avait jamais rencontrée.
— Elle explique pourquoi le SETI est forcément un projet de longue haleine. Mais elle évite d’aborder le fond du problème.
— Ah… Et c’est quoi, le fond du problème ?
— Elle n’évoque pas le fait que le SETI est une activité impliquant obligatoirement plusieurs générations, comme la construction d’une grande cathédrale. C’est une sorte de fonds de placement qu’on lègue à nos enfants, qui le transmettront ensuite à leurs propres enfants.
— On ne peut pas dire que l’humanité soit très forte pour ce genre de chose, dit-il en allant se percher sur l’accoudoir rembourré du fauteuil. Je pense à notre environnement, que nous sommes censés entretenir et transmettre à la génération d’Emily et Carl. Il n’y a qu’à voir le peu d’efforts que notre génération a faits pour lutter contre le réchauffement climatique.
— Je sais bien, dit Sarah en soupirant. Mais Kyoto constitue un pas en avant.
— Pour la différence que ça fera…
— Oui, c’est peut-être vrai.
— Mais tu sais, poursuivit Don, nous ne sommes pas faits pour ce – comment dis-tu, déjà ? –, ce « Long Maintenant » et le mode de pensée qu’il implique. C’est antidarwinien. Nous sommes câblés contre ça.
Elle sembla surprise.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— On a fait un truc sur la sélection familiale pour Quirks and Quarks, le mois dernier. J’ai passé un temps fou à monter l’interview. (Don était ingénieur du son à la CBC.) On a encore eu Richard Dawkins, par liaison satellite avec la BBC. Il a dit que dans une situation de concurrence, tu favorises automatiquement ton fils par rapport à celui de ton frère, d’accord ? C’est logique : ton fils a la moitié de ton ADN tandis que ton neveu n’en a qu’un quart. Mais si ça se corse entre ton neveu et ton cousin, eh bien là, c’est ton neveu que tu préféreras, parce que ton cousin n’a qu’un huitième de ton ADN.
— Oui, c’est vrai, dit Sarah.
Elle était en train de lui gratter le dos. C’était très agréable.
Don poursuivit.
— Et un cousin au deuxième degré n’a qu’un trente-deuxième de ton ADN. Et si tu t’éloignes encore d’un cran, tu trouves seulement un soixante-quatrième. Bon, quand as-tu entendu parler pour la dernière fois de quelqu’un qui acceptait de donner un rein pour sauver un cousin au troisième degré ? Non seulement la plupart des gens n’ont aucune idée de qui sont leurs cousins à un degré aussi éloigné, mais en plus, pour parler tout net, ils se fichent comme d’une guigne de ce qui peut leur arriver. Ils n’ont tout simplement pas assez d’ADN en commun pour que ça les intéresse.
— J’adore ça, quand tu parles de maths, lui dit-elle pour le taquiner.
Les connaissances mathématiques de Don n’allaient guère au-delà des fractions.
— Et à mesure que le temps passe, dit-il, la part d’ADN ne fait que se diluer, comme de la coke bon marché. (Il sourit, ravi de cette comparaison, bien que Sarah sût parfaitement qu’en fait de coke, sa seule expérience était ce qu’on trouvait dans des canettes rouge et argent.) Il suffit de six générations pour que tes descendants soient aussi éloignés de toi que ton cousin au troisième degré – et six générations, ça représente moins de deux siècles.
— Moi, je les connais, mes cousins éloignés… Il y a Dillon, et Hélène, et…
— Oui, mais toi, tu es spéciale. C’est pour ça que tu t’intéresses au SETI. Pour le reste du monde, il n’y a pas de motivation darwinienne. L’évolution nous a façonnés de telle sorte que nous nous fichons de ce qui ne va pas se produire bientôt, parce que après, on n’a plus de parent proche. Je pense que c’est pour ça que Jill évite soigneusement d’aborder ce point, parce que pour le grand public, le SETI est une absurdité. Tiens, par exemple, est-ce que Frank (qu’il n’avait jamais rencontré non plus) n’a pas transmis un message vers je ne sais où, à des milliers d’années-lumière ?
Il regarda Sarah et la vit hocher la tête.
— Oui, le message d’Arecibo envoyé en 1974. Il était dirigé vers M13, un amas globulaire.
— Et ce M13 est à quelle distance ?
— Vingt-cinq mille années-lumière.
— Bon, il va s’écouler cinquante mille ans avant qu’on puisse avoir une réponse. Qui a la patience d’attendre tout ce temps-là ? Tiens, j’ai reçu un e-mail aujourd’hui avec un fichier pdf, et je me suis dit, bon sang, est-ce que ça vaut la peine de lire ce machin, parce que, tu sais, ça va bien me prendre dix secondes pour télécharger la pièce jointe et l’ouvrir. Ce qu’on veut, c’est une satisfaction immédiate. Le moindre délai nous paraît insupportable. Comment le SETI peut-il s’intégrer à un monde qui raisonne comme ça ? Tu imagines, envoyer un message et attendre des dizaines d’années, ou même des siècles, pour avoir une réponse ? (Il secoua la tête.) Qui pourrait bien vouloir jouer à ça ? Qui a seulement le temps de le faire ?
5.
Tandis que le luxueux jet privé effectuait son atterrissage, Don Halifax cocha mentalement ce point particulier dans sa « liste des choses à faire avant de mourir ». Les quelques-unes qui restaient, dont « coucher avec un top model » et « rencontrer le dalaï-lama », ne semblaient pas d’actualité, sans compter qu’elles manquaient d’intérêt dans les circonstances présentes.
Il faisait un froid vif sur le petit escalier métallique permettant de rejoindre le tarmac. L’hôtesse aida Don à descendre les marches tandis que le pilote s’occupait de Sarah. C’était un des inconvénients de voyager en jet privé : pas de tunnel de débarquement pour les passagers. Comme beaucoup d’autres choses sur la liste de Don, celle-ci s’avérait finalement moins géniale que ce qu’il avait espéré.