— Qu’est-ce que tu as ? demanda Don.
Sarah réussit à sourire faiblement.
— C’est le grand âge, dit-elle.
Elle se mit à respirer lentement. Don lui prit la main et leva les yeux vers Gunter.
— Je vais faire venir le Dr Bonhoff, dit le robot avec de la tristesse dans la voix.
Pour ceux qui en étaient aux tout derniers instants de leur vie, les visites à domicile étaient redevenues à la mode. Il n’y avait pas vraiment de raison de mobiliser un lit d’hôpital pour quelqu’un qui n’avait aucune chance d’aller mieux.
Don serra doucement la main de Sarah.
— N’oublie pas ce que nous avons décidé, lui dit-elle d’une voix basse mais ferme. Pas de traitements extrêmes. Inutile de prolonger la vie sans raison.
— Elle ne passera pas la nuit, dit le Dr Tanya Bonhoff après s’être occupée de Sarah pendant plusieurs heures.
C’était une femme d’une quarantaine d’année, aux larges épaules et aux cheveux blonds coupés court. Don et elle s’étaient retirés dans le bureau, où l’ordinateur était éteint.
Don sentit son estomac se nouer. On avait promis à Sarah qu’elle pourrait vivre encore quatre-vingts ans, mais maintenant…
Il chercha à tâtons le fauteuil à roulettes derrière lui et s’assit lourdement.
Et maintenant, il ne lui restait peut-être même pas six heures.
— Je lui ai donné de quoi calmer la douleur, mais cela n’affecte pas sa lucidité, dit le médecin.
— Merci.
— Je crois que vous devriez téléphoner à vos enfants, dit-elle d’une voix très douce.
Don retourna dans la chambre. Carl était en voyage d’affaires à San Francisco. Il avait dit qu’il prendrait le premier avion, mais même s’il arrivait à avoir un vol de nuit, il ne serait pas à Toronto avant demain matin. Et Emily n’était pas non plus en ville : elle était allée aider une amie à fermer son bungalow en prévision de l’hiver. Elle était maintenant en route pour rentrer, mais il lui faudrait bien quatre heures avant d’être là.
Sarah était allongée au milieu du lit, la tête soutenue par des oreillers. Don s’assit juste au bord et lui prit la main, dont la peau ridée et flasque formait un contraste terrible avec la peau ferme de la sienne.
— Hello, lui dit-il doucement.
Elle inclina légèrement la tête et répéta le mot dans un souffle.
Ils restèrent un moment silencieux, puis Sarah dit à voix basse :
— On s’est bien débrouillés, tu ne crois pas ?
— Oui, c’est vrai. Deux enfants formidables. Tu as été une mère parfaite. (Il lui serra la main un tout petit peu plus fort. Elle semblait si fragile, et elle portait des marques là où on lui avait fait des piqûres aujourd’hui.) Et tu as été une épouse merveilleuse.
Elle eut un léger sourire, sans doute le maximum que lui permettait son état de grande faiblesse.
— Et toi, tu as été un mari merv….
Il l’interrompit, incapable de supporter d’entendre ces mots. « Soixante ans », voilà ce qui lui vint à la bouche, mais il se rendit compte que là aussi, c’était une référence à leur mariage.
— Quand je… (Sarah s’interrompit, hésitant sans doute entre « serai morte » et « ne serai plus là ».) Quand je ne serai plus là, je ne veux pas que tu sois trop triste.
— Je… je crois que je vais avoir du mal à m’en empêcher, dit-il très doucement.
Elle hocha à peine la tête.
— Mais tu as ce que personne d’autre n’a. (Elle prononça les mots sans regret, sans amertume.) Tu as été marié pendant soixante ans, mais tu en as encore autant devant toi pour te remettre de… de la perte de ton conjoint. Jusqu’à présent, personne n’a jamais pu bénéficier d’un tel délai.
— Des dizaines d’années n’y suffiront pas, dit-il en sentant sa voix se briser. Même pas des siècles.
— Je sais, dit Sarah. (Elle tourna son poignet pour pouvoir serrer à son tour la main de Don. La femme agonisante consolant le survivant.) Mais nous avons eu de la chance de pouvoir être ensemble aussi longtemps. Bill n’en a pas eu autant avec Pam.
Don n’avait jamais cru à ce genre de bêtises, mais il sentit soudain la présence de son frère, un fantôme qui flottait déjà dans la pièce, attendant peut-être d’accompagner Sarah dans son dernier voyage.
Avec un effort manifeste, elle reprit :
— Nous avons eu plus de chance que la plupart des gens.
Il réfléchit un instant. Elle avait peut-être raison. En dépit de tout, elle avait sans doute raison. Quelle était cette phrase qui lui trottait dans la tête, le jour de leurs soixante ans de mariage, pendant qu’il attendait que les enfants arrivent ? On a eu la belle vie… Et rien de ce qui s’était passé depuis ne pouvait effacer cela.
Sarah resta un long moment sans rien dire, se contentant de le regarder. Elle finit par secouer doucement la tête.
— Tu me rappelles tellement comme tu étais la première fois qu’on s’est rencontrés, il y a si longtemps.
— Ah, mais j’étais gros, à l’époque.
— Oui, mais ton… (Elle chercha le mot.) Ton intensité est la même. Elle n’a absolument pas changé, et…
Elle fit une grimace, probablement sous l’effet d’un élancement de douleur que les drogues du Dr Bonhoff ne pouvaient atténuer.
— Sarah !
— Je… (Elle s’abstint de lui mentir en disant que tout allait bien.) Je sais que ça n’a pas été facile pour toi, cette dernière année. (Elle s’arrêta un instant, comme épuisée par l’effort de parler, et Don n’avait rien à dire pour meubler le silence. Il attendit donc simplement qu’elle recouvre la force de continuer.) Je sais que… qu’il était impossible que tu aies envie de rester avec quelqu’un d’aussi vieux alors que tu étais aussi jeune.
Don sentit son estomac se crisper comme un poing de boxeur.
— Je suis désolé, dit-il dans un souffle.
Il n’aurait pu dire si elle l’avait entendu, mais elle réussit à esquisser un petit sourire.
— Pense à moi de temps en temps. Je ne voudrais pas… (Elle eut un petit bruit de gorge, mais il comprit que c’était de la tristesse et non un signe d’agonie.) Je ne voudrais pas que la seule personne qui pense encore à moi dans 18,8 ans soit mon correspondant sur Sigma Draconis II.
— Je te le promets, dit-il. Je penserai à toi constamment. Je penserai éternellement à toi.
Elle fit encore un pauvre sourire.
— Personne ne pourrait faire une chose pareille, dit-elle très doucement, mais parmi tous ceux que j’ai connus dans ce monde, tu es celui qui pourrait bien s’en rapprocher le plus.
Et sur ces mots, sa main relâcha sa prise.
Il la secoua avec la plus grande douceur.
— Sarah ?
Mais il n’y eut pas de réponse.
42.
Quand vint le matin, Don et Emily – elle était arrivée vers minuit et avait dormi dans son ancienne chambre, tandis que Don dormait sur le canapé – commencèrent à donner les coups de fil nécessaires à la famille et aux amis. Le quinze ou vingtième fut pour Cody McGavin. Miss Hashimoto le passa aussitôt à Don quand il lui eut indiqué le motif de son appel.
— Hello, Don, fit McGavin. Que se passe-t-il ?
Don répondit simplement et directement :
— Sarah nous a quittés la nuit dernière.
— Ah, mon Dieu… Je suis désolé.
— L’enterrement aura lieu dans trois jours ici, à Toronto.