29 MAI 1960 – 20 NOVEMBRE 2048
ELLE SAVAIT PARLER AUX ÉTOILES
Don contempla un instant l’espace vide où l’on graverait un jour ses propres dates. L’année de sa mort commencerait sans doute par un 2 et un 1 : 1960 à 2100 quelque chose. Sa pauvre et chère Sarah allait devoir rester seule pendant encore plus d’un demi-siècle.
Il sentit son cœur se serrer. Il n’avait pas beaucoup pleuré à l’enterrement. La tension de devoir saluer tant de gens, l’agitation – il avait tout supporté comme en état de choc, soutenu par Emily.
Mais à présent, le calme était revenu. Il était maintenant seul, à part la compagnie de Gunter, et il se sentait épuisé aussi bien physiquement que moralement.
Il regarda de nouveau l’inscription, et les lettres se brouillèrent devant ses yeux.
Épouse adorée.
Mère adorée.
Les larmes affluèrent brusquement et se mirent à ruisseler sur ses joues trop lisses, et après avoir vaillamment tenté de résister un instant, il finit par s’effondrer contre Gunter. Était-ce un geste déjà programmé, ou quelque chose qu’il avait vu à la télé, ou une réaction spontanée ? Toujours est-il que Don sentit le plat de la main de Gunter lui taper doucement le dos pour le réconforter, tandis que le robot le tenait serré dans ses bras.
43.
Don s’était demandé si le temps passerait plus vite ou moins vite, maintenant qu’il était redevenu jeune. Il était possible que les années s’écoulent interminablement comme elles l’avaient fait du temps de sa véritable jeunesse, semblant faire presque du surplace.
Mais les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Une année venait de s’écouler sans même qu’il s’en soit rendu compte. Le calendrier indiquait maintenant 2050, et il avait vingt-sept ans… et quatre-vingt-neuf aussi.
Mais même si elle avait semblé s’écouler rapidement, cette année avait changé bien des choses. D’un autre côté, il se prenait souvent à regarder dans le vague, en pensant à Sarah et…
Et…
Non. Seulement à Sarah. Uniquement Sarah. Il savait qu’elle était la seule à devoir occuper ses pensées, même si…
Même si Lenore savait certainement que Sarah était morte. Pendant les premières semaines qui avaient suivi, Don s’était attendu à avoir de ses nouvelles. Dans des temps plus anciens, elle aurait pu lui envoyer un télégramme ou une carte de condoléances, deux méthodes qui n’invitaient pas au dialogue, qui n’exigeaient pas de réponse. Mais de nos jours, Lenore n’avait pas d’autre possibilité que de téléphoner, ce qui aurait forcément entraîné une conversation, ou bien d’envoyer un e-mail, auquel Don aurait été contraint par les usages de répondre.
Mais un mois était passé, puis un autre, et Don avait compris qu’elle ne le contacterait pas – ce qui, après tout, était peut-être aussi bien, car qu’aurait-elle pu lui dire ? Qu’elle était désolée que Sarah soit morte ? Mais n’y aurait-il pas eu entre les lignes cette pensée, affreuse à exprimer directement mais impossible à écarter de l’esprit, qu’elle était désolée que Sarah ne soit pas morte plus tôt ? Non par ressentiment, mais simplement parce que c’était l’existence de Sarah qui avait empêché Lenore et Don d’être ensemble ?
De temps en temps, il explorait le Web pour trouver des références à Sarah. Il y avait tellement de choses sur elle, et même si la plupart étaient déjà assez anciennes, cela lui donnait l’impression étrange qu’elle était encore de ce monde.
Par contre, il avait définitivement arrêté de taper son propre nom dans Google. Comme avait dit Randy Trenholm, il y avait beaucoup de discussions sur les circonstances particulières de son rollback, et il ne pouvait s’empêcher d’avoir la nausée en les lisant. Mais il tapait de temps en temps le nom de Lenore, rien que pour voir ce que ça donnerait. Elle avait effectivement terminé sa maîtrise, et comme elle l’avait espéré, elle avait pu s’installer à Christchurch où elle préparait maintenant son doctorat.
Il examinait tous les résultats que donnaient ses requêtes : des références sur le site de l’université de Canterbury, des citations d’un article dont elle était l’un des auteurs juniors, les billets qu’elle postait à l’occasion sur des newsgroups de politique, et une vidéo d’elle prise lors d’une table ronde à une conférence à Tokyo. Il se repassait la vidéo de temps en temps.
Jamais il ne se remettrait de la perte de Sarah, il en était bien conscient. Mais il fallait quand même qu’il vive sa vie, et c’était une vie qui allait bientôt changer complètement, d’une façon qu’il ne pouvait encore qu’à peine imaginer. McGavin lui avait dit que ce n’était plus qu’une question de semaines avant que la matrice artificielle soit prête. Bien sûr, la gestation allait prendre un certain temps – sept mois, d’après le message des Dracons.
Cela faisait maintenant presque un an et demi que Lenore était sortie de sa vie. C’était sans doute irréaliste d’espérer qu’elle soit encore libre de tout lien sentimental. Et quand bien même elle le serait, le souvenir de cet épisode (c’est le terme qu’elle aurait utilisé) était sans doute quelque chose qu’elle voulait laisser derrière elle : cette période insensée où elle était tombée amoureuse d’un homme qu’elle croyait son contemporain, pour découvrir avec horreur et dégoût que c’était en fait – ah, encore ce terme affreux – un octogénaire.
Et pourtant…
Et pourtant, au bout du compte, elle semblait avoir plus ou moins accepté la réalité de ce qu’il était, ses deux âges, son extérieur juvénile et son intérieur qui l’était beaucoup moins. Ce serait un miracle s’il trouvait quelqu’un d’autre capable d’accepter une situation pareille, et bien que ce fût maintenant l’âge des miracles et des merveilles, Don ne croyait pas du tout à ce genre de miracle-là…
Bien sûr, se disait-il, un homme raisonnable contacterait Lenore par téléphone ou par e-mail. Un homme raisonnable ne prendrait pas l’avion pour faire la moitié du tour de la planète dans le faible espoir d’être reçu à bras ouverts. Mais il n’était pas un homme raisonnable. Il était un grand idiot – les deux femmes qu’il avait aimées le lui avaient dit.
Et c’est ainsi…
Et c’est ainsi qu’il se trouvait à bord d’un avion à destination de la Nouvelle-Zélande. En prenant place dans l’appareil, il se rendit compte qu’il avait un net avantage sur les extraterrestres de Sigma Draconis. Les Dracons ne pouvaient transmettre leurs messages que dans le noir, et à moins qu’une réponse ne leur soit envoyée, il leur était impossible de savoir si leurs signaux avaient été reçus par quelqu’un. Et même dans le cas favorable, il fallait des années avant qu’ils le sachent. Lui, au moins, il verrait le visage de Lenore… et il espérait bien que ce serait tout ce dont il aurait besoin : son expression quand elle le verrait serait le message le plus honnête et le moins codé qui soit. Et pourtant, que n’aurait-il pas donné pour avoir la réponse dès maintenant…
Don s’était retrouvé du côté hublot. C’était peut-être une position confortable sur un vol domestique, mais quand on avait besoin de se lever fréquemment pour se dégourdir un peu les jambes, cela voulait dire qu’on devait déranger non pas un, mais deux compagnons de voyage, dont l’un, assis juste à côté de Don, avait au moins soixante-quinze ans. Don se souvenait encore trop bien de l’effort que c’était à cet âge-là de devoir se hisser sur ses pieds, surtout dans un espace aussi exigu, et c’est pourquoi il supportait stoïquement de rester coincé, passant son temps à contempler les sommets des nuages ou à regarder la succession de programmes vidéo sur l’écran placé devant lui.