— Soixante ans, reprit enfin McGavin. Ça fait un sacré bail…
— Nous n’avons pas vraiment vu le temps passer, dit Sarah.
Don entendit McGavin respirer profondément.
— Très bien, dit-il enfin en se retournant. Très bien, je paierai pour les deux traitements. (Il s’approcha d’eux.) Bon, alors, marché conclu ?
Sarah ouvrit la bouche pour répondre, mais Don fut plus rapide qu’elle.
— Il faut d’abord que nous en discutions.
— D’accord, dit McGavin. Discutons-en.
— Non, Sarah et moi. Nous devons en discuter tous les deux.
McGavin sembla contrarié un instant, comme s’ils faisaient vraiment les difficiles, mais il finit par hocher la tête.
— Très bien, prenez votre temps. (Il s’interrompit un instant, et Don crut qu’il allait dire quelque chose d’idiot comme « Mais pas trop longtemps… ». Mais en fait, McGavin dit simplement :) Je vais dire à mon chauffeur de vous emmener chez Pauli – c’est le meilleur restaurant de Boston. Vous êtes mes invités, bien sûr. Parlez de tout ça ensemble, et faites-moi part de votre décision.
6.
Le chauffeur robot conduisit Sarah et Don au restaurant. Don sortit le premier de la voiture et en fit lentement le tour pour ouvrir l’autre portière et aider Sarah à descendre. Il lui tint le bras pour traverser le trottoir et ils entrèrent.
— Bonjour, dit la jeune femme qui se tenait derrière un pupitre juste à l’entrée. Vous êtes sans doute le docteur et monsieur Halifax, c’est cela ? Bienvenue chez Pauli.
Elle les aida à se débarrasser de leurs parkas. La fourrure était redevenue à la mode – des peaux qu’on faisait pousser en laboratoire, sans qu’il fût nécessaire de produire l’animal entier –, mais Sarah et Don appartenaient à une génération qui voyait les fourrures d’un mauvais œil, et ils ne pouvaient se résoudre à en porter. Leurs blousons en nylon, qui venaient de chez Marks Work Wearhouse – bleu marine pour Don, beige pour Sarah –, détonnaient parmi les manteaux accrochés dans le vestiaire.
La jeune femme prit Don par le coude, il prit celui de Sarah, et ils formèrent ainsi une sorte de petite farandole qui se traîna lentement vers une grande alcôve près d’une cheminée où crépitait un magnifique feu de bois.
Il s’avéra que Pauli était un restaurant de fruits de mer, et même si Don aimait beaucoup les poèmes de John Masefield, il avait horreur du poisson. Ah, ma foi… il y aurait bien du poulet ou du bœuf au menu.
Le restaurant comportait tous les accessoires habituels qu’on s’attend à trouver dans ce genre d’endroit : un grand aquarium rempli de homards, des filets de pêche accrochés aux murs, un casque de scaphandrier posé sur un vieux tonneau. Mais il s’en dégageait une impression nettement plus haut de gamme que dans les restaurants de la chaîne du Homard rouge. Ici, tout semblait authentique et précieux, et non un bric-à-brac trouvé chez un brocanteur.
Une fois qu’ils eurent réussi à s’asseoir, et après que la jeune femme eut pris leur commande de boissons – deux décas –, Don s’adossa confortablement à la banquette de cuir souple.
— Bon, fit-il en regardant sa femme assise en face de lui. (Les rides du visage de Sarah paraissaient encore plus profondes à la lumière du feu de bois.) Alors, qu’en penses-tu ?
— C’est une proposition incroyable.
— Oui, ça, on peut le dire. (Il fronça les sourcils.) Mais…
Il s’interrompit en voyant le serveur arriver. C’était un Noir d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un smoking. Il tendit à Sarah un menu imprimé sur une sorte de parchemin relié de cuir, puis il en donna un à Don. Celui-ci l’examina en plissant les yeux. Bien sûr, ce restaurant devait avoir pas mal de clients âgés – ils en avaient vu quelques-uns en traversant la salle –, mais ceux qui venaient dîner ici avaient certainement les moyens de se payer des yeux neufs, et…
— Hé, fit-il en relevant la tête. Les prix ne sont pas indiqués.
— Non, naturellement, monsieur, dit le serveur. (Il avait un accent haïtien.) Vous êtes les invités de Mr McGavin. Je vous en prie, demandez tout ce qui vous plaira.
— Laissez-nous réfléchir un peu, dit Don.
— Absolument, monsieur, fit le serveur qui s’éclipsa aussitôt.
— Ce que McGavin nous propose, dit Don, c’est… (Il s’interrompit un instant.) C’est… je ne sais pas, moi… c’est complètement dingue.
— Dingue, répéta Sarah en lui renvoyant le mot.
— Ce que je veux dire, c’est que, quand j’étais jeune, j’étais convaincu que je vivrais éternellement, mais…
— Mais maintenant que tu t’es fait à l’idée que…
— Que je vais bientôt mourir ? dit-il en haussant les sourcils. Je n’ai pas peur de prononcer le mot. Et c’est vrai, je crois que je m’y suis résigné, un peu comme tout le monde. Tu te souviens quand Ivan Krehmer était de passage en ville, l’automne dernier ? Mon vieux copain d’enfance ? On a pris un café ensemble, et puis… Bon, on savait plus ou moins tous les deux que c’était la dernière fois qu’on se voyait, ou même qu’on se parlait. On a évoqué nos vies, nos carrières, nos enfants et petits-enfants. C’était un… (Il chercha comment dire ça.) Une sorte de grand inventaire final.
Elle hocha doucement la tête.
— Ces dernières années, il m’est si souvent arrivé de penser : « Tiens, c’est la dernière fois que je visite cet endroit… » (Elle jeta un coup d’œil vers les autres convives.) Ce n’est même pas aussi triste qu’on pourrait le croire. Il y a des tas de fois où je me suis dit : « Ah, Dieu merci, je n’aurai plus jamais à faire ça ! » Renouveler mon passeport, passer ces examens médicaux obligatoires tous les cinq ans, ce genre de choses.
Il s’apprêtait à répondre quand le serveur réapparut.
— Avez-vous fait votre choix ?
Non, songea Don, on est encore loin d’avoir décidé…
— Il nous faut encore un peu de temps, répondit Sarah.
Le serveur inclina respectueusement la tête et s’éclipsa de nouveau.
Encore un peu de temps, pensa Don. C’était exactement de ça qu’il s’agissait, avoir tout à coup plus de temps…
— Bon, alors, fit-il. Ce qu’il propose, c’est quoi ? Te rajeunir de trente-huit ans pour que tu sois encore là quand on recevra le message suivant ?
— Il parle de nous rajeunir tous les deux, dit Sarah d’une voix ferme (ou du moins, sur un ton qu’elle voulait ferme. Sa voix chevrotait toujours un peu, maintenant.) Et en fait, il n’y a pas de raison de s’arrêter là. Ça nous ramènerait seulement à une cinquantaine d’années, après tout. (Elle s’arrêta un instant pour rassembler ses idées.) Je me souviens d’avoir lu quelque chose là-dessus. Ils disent qu’ils peuvent te ramener en arrière à n’importe quel stade, du moment qu’il est postérieur à la fin de la croissance. Tu ne peux pas revenir à un âge antérieur à la puberté, et tu n’as probablement pas intérêt à descendre au-dessous de vingt-cinq ans, pour être sûr que tes dents de sagesse sont sorties et que les os de ton crâne sont définitivement soudés.
— Vingt-cinq ans, répéta Don comme s’il goûtait ce nombre en essayant de se l’imaginer. Et ensuite, tu recommences à vieillir au rythme normal ?
— Oui, et cela nous donnerait le temps de recevoir deux autres réponses de… (elle baissa la voix, peut-être étonnée de se voir adopter l’expression utilisée par McGavin)… de mon correspondant.
Il s’apprêtait à faire remarquer qu’elle aurait plus de cent soixante ans quand ces deux messages auraient été reçus… mais en fait, ce serait seulement son âge chronologique : physiquement, elle aurait seulement cent ans. Il secoua la tête, pris soudain d’un vertige. Seulement cent ans !