Lady Capulet, désignant Benvolio. – Il est parent des Montagues; l'affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité! Une vingtaine d'entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu'ils fussent vingt pour tuer un seul homme! Je demande justice, fais-nous justice, Prince. Roméo a tué Tybalt; Roméo ne doit plus vivre.
Le Prince. – Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio: qui maintenant me payera le prix d'un sang si cher?
Montague. – Ce ne doit pas être Roméo, Prince, il était l'ami de Mercutio. Sa faute n'a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt.
Le Prince. – Et, pour cette offense, nous l'exilons sur-le-champ. Je suis moi-même victime de vos haines; mon sang coule pour vos brutales disputes; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts; elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir; l'heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu'on emporte ce corps et qu'on défère à notre volonté: la clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent.
SCÈNE II
Juliette. – Retournez au galop, coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l'ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse… Étends ton épais rideau, nuit vouée à l'amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté; et, si l'amour est aveugle, il s'accorde d'autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu'à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l'acte de l'amour! À moi, nuit! Viens, Roméo, viens: tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l'univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l'aveuglant soleil… Oh! j'ai acheté un domaine d'amour mais je n'en ai pas pris possession, et celui qui m'a acquise n'a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l'est, à la veille d'une fête, pour l'impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore! Oh! voici ma nourrice…
Entre la nourrice, avec une échelle de corde.
Juliette. – Elle m'apporte des nouvelles; chaque bouche qui me parle de Roméo, me parle une langue céleste… Eh bien, nourrice, quoi de nouveau?… Qu'as-tu là? l'échelle de corde que Roméo t'a dit d'apporter?
La Nourrice. – Oui, oui, l'échelle de corde! (Elle laisse tomber l'échelle avec un geste de désespoir)
Juliette. – Mon Dieu! que se passe-t-il? Pourquoi te tordre ainsi les mains?
La Nourrice. – Ah! miséricorde! il est mort, il est mort, il est mort! Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues! Hélas! quel jour! C'est fait de lui, il est tué, il est mort!
Juliette. – Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel?
La Nourrice. – Roméo l'a pu, sinon le ciel… Ô Roméo! Roméo! Qui l'aurait jamais cru? Roméo!
Juliette. – Quel démon es-tu pour me torturer ainsi? C'est un supplice à faire rugir les damnés de l'horrible enfer Est-ce que Roméo s'est tué? Dis-moi oui seulement, et ce simple oui m'empoisonnera plus vite que le regard meurtrier du basilic. Je cesse d'exister s'il me faut ouïr ce oui, et si tu peux répondre: oui, les yeux de Roméo sont fermés! Est-il mort? dis oui ou non, et qu'un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère!
La Nourrice. – J'ai vu la blessure, je l'ai vue de mes yeux… Par la croix du Sauveur… là, sur sa mâle poitrine… Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, de sang caillé… À le voir je me suis évanouie.
Juliette. – Oh! renonce, mon cœur; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie! En prison, mes yeux! Fermez-vous à la libre lumière! Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau.
La Nourrice. – Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j'eusse! Ô courtois Tybalt! honnête gentilhomme! Faut-il que j'aie vécu pour te voir mourir!
Juliette. – Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent? Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort? Mon cher cousin, et mon mari plus cher! Alors, que sonne la trompette terrible du dernier jugement! Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus?
La Nourrice. – Tybalt n'est plus, et Roméo est banni! Roméo, qui l'a tué, est banni.
Juliette. – ô mon Dieu! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt?
La Nourrice. – Oui, oui, hélas! oui.
Juliette. – Ô cœur reptile caché sous la beauté en fleur! Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide! Gracieux amant! démon angélique! corbeau aux plumes de colombe! agneau ravisseur de loups! méprisable substance d'une forme divine! Juste l'opposé de ce que tu sembles être justement, saint damné, noble misérable! Ô nature, à quoi réservais-tu l'enfer quand tu reléguas l'esprit d'un démon dans le paradis mortel d'un corps si exquis? Jamais livre contenant aussi vile rapsodie fut-il si bien relié? Oh! que la perfidie habite un si magnifique palais!
La Nourrice. – Il n'y a plus à se fier aux hommes; chez eux ni bonne foi, ni honneur ce sont tous des parjures, tous des traîtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… Ah! où est mon valet? Vite, qu'on me donne de l'eau-de-vie! Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. Honte à Roméo!
Juliette. – Que ta langue se couvre d'ampoules après un pareil souhait! Il n'est pas né pour la honte, lui. La honte serait honteuse de siéger sur son front; car c'est un trône où l'honneur devrait être couronné monarque absolu de l'univers. Oh! quel monstre j'étais de l'outrager ainsi!