La Nourrice. – Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin?
Juliette. – Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari? Ah! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire? Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin? C'est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo! Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle: il n'appartient qu'à la douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant; et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. Tout cela est heureux: pourquoi donc pleurer?… Ah! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, qui m'a assassinée! je voudrais bien l'oublier, mais, hélas! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable sur l'âme du pécheur. Tybalt est mort et Roméo est… banni. Banni! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c'était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexorable ne se plaît qu'en compagnie, s'il a besoin d'être escorté par d'autres catastrophes, pourquoi, après m'avoir dit: Tybalt est mort, n'a-t-elle pas ajouté: Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi? Cela m'aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde: Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, c'est tuer c'est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette! Roméo est banni! Il n'y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne à ce mot meurtrier! Il n'y a pas de cri pour rendre cette douleur là. Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice?
La Nourrice. – Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. Voulez-vous aller près d'eux? Je vous y conduirai.
Juliette. – Ils lavent ses blessures de leurs larmes! Les miennes, je les réserve, quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue comme moi, car Roméo est exilé: il avait fait de toi un chemin jusqu'à mon lit; mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. À moi, cordes! à moi, nourrice! je vais au lit nuptial, et au lieu de Roméo, c'est le sépulcre qui prendra ma virginité.
La Nourrice. – Courez à votre chambre; je vais trouver Roméo pour qu'il vous console… Je sais bien où il est…Entendez-vous, votre Roméo sera ici cette nuit; je vais à lui; il est caché dans la cellule de Laurence.
Juliette, détachant une bague de son doigt. – Oh! trouve-le! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.
SCÈNE III
Laurence. – Viens, Roméo; viens, homme sinistre; l'affliction s'est enamourée de ta personne, et tu es fiancé à la calamité.
Roméo. – Quoi de nouveau, mon père? Quel est l'arrêt du Prince? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi?
Laurence. – Tu n'es que trop familier avec cette triste société, mon cher fils. Je viens t’apprendre l'arrêt du Prince.
Roméo. – Quel arrêt, plus doux qu'un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer?
Laurence. – Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres: il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps.
Roméo. – Ah! le bannissement! Par pitié, dis la mort! L'exil a l'aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement!
Laurence. – Tu es désormais banni de Vérone. Prends courage; le monde est grand et vaste.
Roméo. – Hors des murs de Vérone, le monde n'existe pas; il n'y a que purgatoire, torture, enfer, même. Être banni d'ici, c'est être banni du monde, et cet exil-là, c'est la mort. Donc le bannissement, c'est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, tu me tranches la tête avec une hache d'or, et tu souris au coup qui me tue!
Laurence. – Ô péché mortel! ô grossière ingratitude! Selon notre loi, ta faute, c'était la mort; mais le bon Prince, prenant ton parti, a tordu la loi, et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. C'est une grâce insigne, et tu ne le vois pas.
Roméo. – C'est une torture, et non une grâce! Le ciel est là où vit Juliette: un chat, un chien, une petite souris, l'être le plus immonde, vivent dans le paradis et peuvent la contempler, mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d'honneur, plus favorisée que Roméo; elle peut saisir les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres qui, dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d'un péché, du baiser qu'elles se donnent! Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi; elle est libre, mais je suis banni. Et tu dis que l'exil n'est pas la mort! Tu n'avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, un instrument quelconque de mort subite, tu n'avais donc, pour me tuer, que ce mot: Banni!… banni! Ce mot-là, mon père, les damnés de l'enfer l'emploient et le prononcent dans des hurlements! Comment as-tu le cœur toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, toi qui remets les péchés et t'avoues mon ami, de me broyer avec ce mot: bannissement?
Laurence. – Fou d'amour, laisse-moi te dire une parole.
Roméo. – Oh! tu vas encore me parler de bannissement.
Laurence. – Je vais te donner une armure à l'épreuve de ce mot. La philosophie, ce doux lait de l'adversité, te soutiendra dans ton bannissement.
Roméo. – Encore le bannissement!… Au gibet la philosophie! Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, déplacer une ville, renverser l'arrêt d'un Prince, elle ne sert à rien, elle n'est bonne à rien, ne m'en parle plus!
Laurence. – Oh! je le vois bien, les fous n'ont pas d'oreilles!
Roméo. – Comment en auraient-ils, quand les sages n'ont pas d'yeux?
Laurence. – Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.
Roméo. – Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors tu pourrais parler alors tu pourrais t'arracher les cheveux, et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d'avance la mesure d'une tombe! (Il s'affaisse à terre. On frappe à la porte.)
Laurence. – Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi.
Roméo. – Je ne me cacherai pas; à moins que mes douloureux soupirs ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards! (On frappe encore.)