Laurence. – Entends-tu comme on frappe?… Qui est là?… Roméo, lève-toi, tu vas être pris… Attendez un moment…Debout! Cours à mon laboratoire!… (On frappe.) Tout à l'heure!… Mon Dieu, quelle démence!… (On frappe.) J'y vais, j'y vais! (Allant à la porte.) Qui donc frappe si fort? D'où venez-vous? que voulez-vous?
La Nourrice, du dehors. – Laissez-moi entrer, et vous connaîtrez mon message. Je viens de la part de madame Juliette.
Laurence, ouvrant. – Soyez la bienvenue, alors.
Entre la nourrice.
La Nourrice. – Ô saint moine, oh! dites-moi, saint moine, où est le seigneur de madame, où est Roméo?
Laurence. – Là, par terre, ivre de ses propres larmes.
La Nourrice. – Oh! dans le même état que ma maîtresse, juste dans le même état.
Laurence. – Ô triste sympathie! lamentable situation!
La Nourrice. – C'est ainsi qu'elle est affaissée, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant!… (Se penchant sur Roméo.) Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout! Pourquoi tomber dans un si profond désespoir?
Roméo, se redressant comme en sursaut. – La nourrice!
La Nourrice. – Ah! monsieur! ah! monsieur!… Voyons, la mort est au bout de tout.
Roméo. – Tu as parlé de Juliette! en quel état est-elle? Est-ce qu'elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j'ai souillé l'enfance de notre bonheur d'un sang si proche du sien? Où est-elle? et comment est-elle? Que dit ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère?
La Nourrice. – Oh! elle ne dit rien, monsieur; mais elle pleure, elle pleure; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle Tybalt; et puis elle crie: Roméo! et puis elle retombe.
Roméo. – Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier, l'assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son cousin!… Oh! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce squelette est logé mon nom; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire! (Il tire son poignard comme pour s'en frapper la nourrice le lui arrache.)
Laurence. – Retiens ta main désespérée! Es-tu un homme? ta forme crie que tu en es un; mais tes larmes sont d'une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d'une bête brute. Ô femme disgracieuse qu'on croirait un homme, bête monstrueuse qu'on croirait homme et femme, tu m'as étonné!… Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer! Tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence; et tu veux renoncer à tous trois! Fi! fi! tu fais honte à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Usurier tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'énergie vide; ton amour ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait vœu de chérir; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l'amour, n'en est chez toi que le guide égaré: comme la poudre dans la calebasse d'un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l'homme! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure: n'es-tu pas heureux? Tybalt voulait t'égorger, mais tu as tué Tybalt: n'es-tu pas heureux encore? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exiclass="underline" n'es-tu pas heureux toujours? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. Prends garde, prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu: monte dans sa chambre et va la consoler; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue; et c'est là que tu dois vivre jusqu'à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du Prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n'auras été désolé au départ… Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… Roméo te suit.
La Nourrice. – Vrai Dieu! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh! ce que c'est que la science! (À Roméo.) Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.
Roméo. – Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me gronder
La Nourrice, lui remettant une bague. – Voici, monsieur un anneau qu'elle m'a dit de vous donner Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard. (La nourrice sort.)
Roméo, mettant la bague. – Comme ceci ranime mon courage!
Laurence. – Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… Donne-moi ta main; il est tard: adieu; bonne nuit.
Roméo. – Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ailleurs, j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. Adieu. (Ils sortent.)
SCÈNE IV
Capulet. – Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. C'est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi… Mais quoi! nous sommes nés pour mourir Il est très tard; elle ne descendra pas ce soir Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure.
Pâris. – Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le moment de parler. Madame, bonne nuit: présentez mes hommages à votre fille.
Lady Capulet. – Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai sa pensée. Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.
Capulet. – Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir l'amour de ma fille; je pense qu'elle se laissera diriger par moi en toutes choses; bien plus, je n'en doute pas… Femme, allez la voir avant d'aller au lit; apprenez-lui l'amour de mon fils Pâris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… Mais doucement! quel jour est-ce?
Pâris. – Lundi, monseigneur.