Capulet. – Lundi? hé! hé! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte… Serez-vous prêt? Cette hâte vous convient-elle? Nous ne ferons pas grand fracas! un ami ou deux! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d'amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi?
Pâris. – Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain.
Capulet. – Bon; vous pouvez partir… Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, et préparez-la pour la noce… Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà! Ma foi, il est déjà si tard qu'avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit. (Ils sortent.)
SCÈNE V
Juliette. – Veux-tu donc partir? le jour n'est pas proche encore: c'était le rossignol et non l'alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour c'était le rossignol.
Roméo. – C'était l'alouette, la messagère du matin, et non le rossignol. Regarde, amour ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à l'orient! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et vivre, ou rester et mourir.
Juliette. – Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour je le sais bien, moi; c'est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n'as pas besoin de partir encore.
Roméo. – Soit! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort; je suis content, si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du matin, elle n'est que le pâle reflet du front de Cynthia; et ce n'est pas l'alouette qui frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J'ai plus le désir de rester que la volonté de partir, que vienne la mort, et elle sera bien venue!… Ainsi le veut Juliette… Comment êtes-vous, mon âme? Causons, il n'est pas jour.
Juliette. – C'est le jour c'est le jour! Fuis vite, va-t'en, pars: c'est l'alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. On dit que l'alouette prolonge si doucement les accords; cela n'est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l'alouette et le hideux crapaud ont changé d'yeux: oh! que n'ont-ils aussi changé de voix, puisque cette voix nous arrache effarés l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hourvari matinal! Oh! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.
Roméo. – De plus en plus clair?… De plus en plus sombre est notre malheur
Entre la nourrice.
La Nourrice. – Madame!
Juliette. – Nourrice!
La Nourrice. – Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraît; soyez prudente, faites attention. (La nourrice sort.)
Juliette. – Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.
Roméo. – Adieu, adieu! un baiser, et je descends. (Ils s'embrassent. Roméo descend.)
Juliette, se penchant sur le balcon. – Te voilà donc parti? amour seigneur époux, ami! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute! Oh! à ce compte-là, je serai bien vieille, quand je reverrai mon Roméo.
Roméo. – Adieu! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de renvoyer un souvenir.
Juliette. – Oh! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais?
Roméo. – Je n'en doute pas; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir.
Juliette. – Ô Dieu! j'ai dans l'âme un présage fatal. Maintenant que tu es en bas, tu m'apparais comme un mort au fond d'une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle.
Roméo. – Crois-moi, amour tu me sembles bien pâle aussi. L'angoisse aride boit notre sang. Adieu! adieu! (Roméo sort.)
Juliette. – Ô fortune! fortune! tout le monde te dit capricieuse! Si tu es capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme d'aussi illustre constance? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j'espère, et tu me le renverras.
Lady Capulet, du dehors. – Holà! ma fille! êtes-vous levée?
Juliette. – Qui m'appelle? est-ce madame ma mère? Se serait-elle couchée si tard ou levée si tôt? Quel étrange motif l'amène?
Entre lady Capulet.
Lady Capulet. – Eh bien, comment êtes-vous, Juliette?
Juliette. – Je ne suis pas bien, madame.
Lady Capulet. – Toujours à pleurer la mort de votre cousin?… Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes? Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Cesse donc: un chagrin raisonnable prouve l'affection; mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse.
Juliette. – Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.
Lady Capulet. – Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l'ami que vous pleurez.
Juliette. – Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis m'empêcher de le pleurer toujours.
Lady Capulet. – Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c'est moins de le savoir mort que de savoir vivant l'infâme qui l'a tué.
Juliette. – Quel infâme, madame?
Lady Capulet. – Eh bien! cet infâme Roméo!
Juliette. – Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. Que Dieu lui pardonne! Moi, je lui pardonne de tout mon cœur; et pourtant nul homme ne navre mon cœur autant que lui.
Lady Capulet. – Parce qu'il vit, le traître!
Juliette. – Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je chargée de venger mon cousin!
Lady Capulet. – Nous obtiendrons vengeance, sois-en sure. Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu'un à Mantoue, où vit maintenant ce vagabond banni: on lui donnera une potion insolite qui l'enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j'espère que tu seras satisfaite.
Juliette. – Je ne serai vraiment satisfaite que quand je verrai Roméo… supplicié, torturé est mon pauvre cœur, depuis qu'un tel parent m'est enlevé. Madame, trouvez seulement un homme pour porter le poison; moi, je le préparerai, et si bien qu'après l'avoir pris, Roméo dormira vite en paix. Oh! quelle horrible souffrance pour mon cœur de l'entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu'à lui, pour assouvir l'amour que je portais à mon cousin sur le corps de son meurtrier!