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— Ici, bien sûr, dit Menandros. Je n’ai aucune envie de remonter maintenant ! »

Ils mangèrent à la lumière des bougies dans une caverne à deux galeries des apothicaires, coude à coude avec la plèbe puant l’ail, sur des bancs sommaires en bois. Le repas était composé de viande cuite dans un court-bouillon épicé de poisson fermenté, de fruits macérés dans un mélange de miel et de vinaigre et d’un breuvage râpeux qui tenait plus du vinaigre que du vin. Menandros semblait se régaler. N’ayant sans doute jamais goûté à des mets aussi peu délicats, il buvait et mangeait avec un appétit vorace. Les effets de sa gourmandise finirent par se manifester extérieurement : perles de sueur dans les sourcils, joues rouges et regard vitreux. Maximilianus n’était pas en reste, se servant et resservant, d’un plat à l’autre, faisant descendre le tout par d’abondantes rasades de ce vin infect ; il avait de toute façon un penchant pour la chose et était bien incapable de s’arrêter tant qu’il restait une bouteille à portée de main. Faustus, qui ignorait pourtant lui aussi le mot modération et avait tendance à boire plus que de raison, qui adorait la sensation d’ivresse accompagnant un excès de vin, cette impression que son esprit flottant se détachait de son corps toujours plus lourd et gras, devait se forcer pour l’ingurgiter. Il finit par réussir à vider une bonne partie de chaque pichet qui leur était apporté, sans faire cas de son goût, pour éviter que César n’en abuse. Le reste, il le laissait à l’impassible et insatiable bar-Heap, car il savait quels ennuis les attendaient si le prince, dans un état d’ébriété avancée, participait à une rixe dans cette partie de la ville. Il n’avait pas de mal à s’imaginer remontant Maximilianus sur une planche, le ventre royal les tripes à l’air, et le corps déjà figé par la mort. Si cela devait se produire, le sort le plus enviable qui l’attendrait serait de finir sa vie en exil dans quelque avant-poste au fin fond de la Teutonie.

Lorsqu’ils reprirent finalement la route, un peu plus tard dans l’après-midi, un changement d’équilibre subtil s’était opéré au sein du groupe. Maximilianus, commençant à s’ennuyer, ou parce qu’il avait trop bu, semblait se désintéresser de l’expédition. Il ne menait plus la marche comme il l’avait fait, fonçant d’un couloir à un autre comme à la poursuite d’un improbable ennemi. C’était au tour de Menandros, galvanisé par l’excès de vin, de prendre les rênes, encore plus fébrile que le prince dans sa soif de tout voir, et qui les traînait à sa suite à travers la ville souterraine. N’étant pas familier des lieux, il prenait des bifurcations au hasard, les entraînant tantôt dans d’obscurs culs-de-sac, tantôt au bord de gouffres impressionnants dans lesquels s’enfonçaient plusieurs rangées d’échelles disposées en spirale, tantôt dans des salles aux murs peints où des femmes installées dans des alcôves en forme de trône demandaient l’aumône en piaillant.

Maximilianus ne reconnaissait pratiquement aucun des endroits dans lesquels Menandros les avait dirigés, du moins s’était-il abstenu de le dire. C’était à bar-Heap, pour qui les Bas-Fonds ne semblaient avoir aucun secret, de les renseigner sur les lieux. « On est dans l’arène souterraine, dit l’Hébreu, en arrivant devant un gouffre béant qui semblait plonger de plusieurs lieues dans les entrailles de la terre. Les jeux y ont lieu à minuit, et ce sont tous des combats à mort. » Ils arrivèrent ensuite à une façade en marbre et à un grand couloir qui semblait déboucher vers une salle fermée : le temple de Jupiter Imperator, expliqua bar-Heap. Le culte établi par l’empereur Gaius Martius avec l’espoir, à tout jamais vain, de voir la plèbe identifier le père des dieux au chef de l’État, pour éviter que celle-ci ne se laisse tenter par quelque religion étrangère susceptible d’affaiblir sa loyauté envers l’État. « Et ici, dit bar-Heap, en arrivant à la hauteur d’un autre temple, juxtaposé à celui de Jupiter, nous avons la maison de Cybèle, où l’on vénère la Grande Mère.

— Nous avons aussi ce culte en Orient », dit Menandros. Il examina d’un œil connaisseur les mosaïques qui décoraient le monument, des successions d’ardoises rouges, bleues, orange, vertes et dorées, pour marquer la résidence de la déesse à la poitrine généreuse. « Quel travail, dit le Grec. Quelle audace il a fallu pour construire une telle merveille sous terre, où l’on peut à peine l’admirer sinon à la lumière de ces faibles torches ! Quel extravagance !

— Le culte de Cybèle rapporte beaucoup », dit Maximilianus, en envoyant une bourrade dans les côtes de Faustus, histoire de lui rappeler les joyaux volés à la déesse destinés à être offerts en cadeau de mariage à la mariée de Constantinopolis.

Menandros les entraîna sans relâche à travers le sombre labyrinthe. Ils passèrent devant des fontaines bouillonnantes, des chambres funéraires silencieuses, des fresques de lieux de culte de toutes sortes, des marchés bruyants, à travers ce qui semblait être une fissure dans le mur, avant de déboucher dans une immense salle vide où de nombreux couloirs poussiéreux convergeaient. Ils en empruntèrent un, puis un autre, pour se retrouver dans une succession de passages étroits jusqu’à ce que bar-Heap lui-même semblât ignorer où ils se trouvaient. L’Hébreu fronça les sourcils. Faustus, à bout de forces et sur le point de s’effondrer, commençait à s’inquiéter. Ils se retrouvèrent brusquement isolés. Le seul bruit audible était les échos de leurs propres pas. Tout le monde avait entendu parler d’inconscients qui s’étaient égarés dans la ville souterraine en marchant au petit bonheur la chance pour se perdre dans les labyrinthes construits il y avait bien longtemps afin de leurrer d’éventuels intrus, un réseau incompréhensible et archaïque dont les sorties étaient quasiment introuvables, laissant comme seul espoir d’issue celui de mourir de faim. Un bien triste sort pour le petit émissaire grec et l’aventureux prince, songea Faustus. Et un bien triste sort pour lui aussi.

Mais il ne s’agissait pas d’un tel labyrinthe. Quatre bifurcations, une petite escalade sur une échelle, un virage à gauche et ils finirent par retrouver la Via Subterranea, bien que sans doute fort loin du point de départ de l’excursion du matin. Ici, le plafond était en forme de pointe, recouvert de briques couleur corail. Une procession de prêtres psalmodiant venait dans leur direction, des hommes décharnés, le visage peint en rouge, le contour des yeux en jaune et vert. Ils portaient des tuniques à fines bandes pourpres et de hautes coiffes safran fichées sur le devant d’un symbole en forme d’œil grand ouvert. Ils dansaient tout en se flagellant énergiquement les uns les autres avec des martinets en corde tressée terminés par des osselets de mouton et en scandant sur un rythme saccadé des prières incompréhensibles dans une langue inconnue.

« Ce sont des eunuques, dit bar-Heap, avec un air de dégoût. Ils vénèrent Dionysos. Laissez-les passer, ils risquent de vous piétiner quand ils sont dans cet état-là. »

Un autre cortège suivait celui des prêtres, une procession de clowns difformes, des bossus strabiques équipés eux aussi de fouets mais faisant seulement semblant de les utiliser. Maximilianus leur lança quelques pièces, imité par Menandros, et ils se mirent aussitôt à les chercher à tâtons dans l’obscurité. L’Hébreu leur indiqua une salle du côté opposé, qu’il identifia comme la chapelle de Priape. Menandros tenait absolument à la visiter mais, cette fois, Maximilianus s’empressa d’intervenir. « Je crois qu’on devrait réserver cela pour une autre fois, Excellence. Il faut une certaine fraîcheur physique pour de tels divertissements, et vous devez être fatigué après cette première visite des Bas-Fonds. »