Il me pose quelques questions sur mes voyages et sur mon pays natal, écoute avec un intérêt évident mes réponses, me souhaite une bonne continuation et prend efficacement congé de moi.
Mes genoux en tremblent. Ma gorge est sèche.
Je dois maintenant rencontrer notre hôte le comte et ce n’est pas une mince affaire. Néron Romulus Claudius Palladius est aussi imposant que ce à quoi je m’attendais ; l’homme est mielleux, avec un teint éclatant, âgé environ d’une quarantaine d’années, plutôt grand pour un Romain et solidement bâti ; il porte une barbe noire dense taillée de près, a une peau mate, un regard pénétrant. Il se dégage de lui une sensation de richesse, de puissance, d’assurance et – même moi je m’en rends compte – une sensualité presque irrésistible.
« Cymbelin, dit-il aussitôt. Quel beau nom, quel nom romantique, celui d’un roi. Bienvenue chez moi, Cymbelin de Britannie. » Sa voix est profonde, une voix basse et modulée, comme celle d’un acteur ou d’un chanteur d’opéra. « Nous espérons vous avoir souvent parmi nous lors de votre séjour à Rome. »
Lucilla se tient à mes côtés, elle porte sur lui un regard admiratif. Ce qui en soi devrait me rendre jaloux ; mais je dois avouer qu’il m’impressionne tellement que je ne peux pas lui reprocher d’être sous le charme.
Il pose doucement sa main sur mon épaule. « Venez. Il faut absolument que je vous présente à quelques-uns de mes amis. » Il me guide à travers la pièce. Il me présente au consul titulaire, Galerius Bassanius, habillé de manière plus jeune et plus frivole que ce à quoi l’on s’attendrait de la part d’un consul, puis à des acteurs qui s’attendent visiblement à ce que je les reconnaisse, ce qui n’est pas le cas, ce que j’essaye de masquer, ainsi qu’à un gladiateur que je connais en revanche de réputation – mais qui ne connaît pas le célèbre Marcus Sempronius Diodorus, Marcus le tueur de lions ? – et ensuite à quelques beautés sulfureuses avec qui je me livre aux habituelles conversations galantes même si je trouve qu’il y a plus de beauté dans le coude de Lucilla que dans les corps de toutes ces femmes.
Nous passons ensuite dans l’atrium où un jongleur est en train d’exécuter son numéro, puis dans une autre pièce, aussi bondée que la précédente, où la rumeur des conversations se fait étrangement aiguë et où les gens sont curieusement guindés. Je comprends pourquoi quelques instants plus tard.
Il y a ici des membres de la famille royale. Chacun adopte une contenance exemplaire.
Sont présents ni plus ni moins que deux princes de sang royal. Lucilla me les présente tous les deux.
Le premier est Camillus César, le prince de Constantinopolis, l’aîné des frères de l’empereur. Il est dodu, apparemment indolent, la peau grasse et le port relâché, voire négligé. Si Gaius Junius Scaevola est un Jules César, celui-ci a tout d’un Néron. Mais malgré ses traits flasques, je perçois tout de même des traces distinctes des caractéristiques rigides de la famille royale : le nez aquilin impérial, fragile, le menton volontaire, et surtout ce regard froid, bleu comme la glace de l’Arctique, bien que ses yeux soient cachés derrières des lunettes qui lui donnent l’air d’un hibou. Un peu comme si le visage sévère de l’ancien empereur s’était fondu dans la chair dodue de son rejeton de petit-fils.
Camillus est trop saoul, même à ce stade de la soirée, pomme dire quoi que ce soit. Il fait un signe maladroit de sa main potelée et m’ignore aussitôt.
Nous continuons ensuite avec un des aînés de la famille royale, Flavius Rufus César. Je suis tout d’abord enclin à le trouver antipathique, sachant qu’il a eu le privilège d’être l’amant de Lucilla lorsqu’il n’avait que seize ans, mais en vérité, c’est un homme tout à fait charmant, affable et très séduisant. Je lui donne dans les vingt-cinq ans. Il tient aussi de la famille ; mais il est mince, d’apparence gracieuse, le regard vif, l’esprit doit sans doute l’être aussi. Considérant ce que je connais de son frère Maxentius, un bouffon et un débauché, on peut regretter que ce ne soit pas Flavius Rufus qui soit monté sur le trône lorsque leur grand-père a tiré sa révérence. Mais c’est toujours l’aîné qui doit succéder : ainsi le veut la tradition. Le prince Florus étant mort trois ans avant son père Laureolus, le trône revenait à son fils aîné Maxentius, mais la face du monde serait sans doute bien différente si cela ne s’était pas produit. Je surestime peut-être le jeune prince. Lucilla ne m’avait-elle pas dit que Maxentius était le plus apte du lot ?
Flavius Rufus – qui a parfaitement compris que je suis le divertissement actuel de Lucilla, et que cela ne dérange visiblement pas – tient absolument à m’inviter à lui rendre visite vers la fin de l’année à sa grande villa impériale de Tibur, à une heure de route de Rome, où il fêtera les Saturnales avec une centaine d’amis.
« Ah, au fait, amenez la petite rousse avec vous, dit Flavius Rufus, d’un ton joyeux. Vous ne l’oublierez pas, quand même ? »
Il lui lance un baiser d’un geste de la main et me donne une claque amicale sur la main avant de retourner à l’adulation de son entourage. Je suis heureux et soulagé que notre rencontre se soit aussi bien déroulée.
Cependant, Lucilla m’a réservé le meilleur pour la fin.
Son amie d’enfance, sa camarade de classe, sa parente privilégiée : la princesse Severina Floriana, sœur de l’empereur. Devant qui je suis aussitôt prêt à me jeter à ses pieds, car sa beauté est tout simplement renversante.
Ainsi que Lucilla me l’avait décrite, Severina Floriana est mate de peau, d’une sensualité torride et exotique. On ne trouve pas chez elle les traits caractéristiques de la famille – ses yeux sont d’un noir profond, elle a un nez retroussé, le menton d’une rondeur élégante – et je comprends aussitôt qu’elle n’est pas la sœur directe de l’empereur, qu’elle doit être la fille d’une maîtresse du père de Maxentius : les membres de la famille impériale ne peuvent avoir qu’une seule femme, comme nous tous, mais nous savons très bien qu’ils ont parfois tendance à échanger leurs femmes, quitte à la reprendre un peu plus tard, après tout qui y trouverait quelque chose à redire ? Si la mère de Severina lui ressemble un tant soit peu, je comprends que le défunt prince Florus ait été tenté de folâtrer avec elle.
J’ai réussi à maintenir une certaine contenance devant Junius Scaevola et Néron Romulus Claudius Palladius, mais je suis littéralement sans voix devant Severina Floriana. Lucilla et elle meublent la conversation pendant que je me tiens là, planté sans rien dire, tel un bœuf que Lucilla aurait emmené avec elle. Elles parlent de la haute société de Neapolis, d’Adriana, de Druso Tiberio et d’un tas d’autres gens dont les noms ne me disent rien. Elles parlent aussi de moi, mais en romain local et avec un débit effréné, tellement riche en expressions argotiques et avec une prononciation tellement étrange, que je ne comprends pratiquement rien de ce qui se dit. De temps à autre, Severina me lance un regard – pour me jauger peut-être, ou simplement par curiosité envers la dernière conquête en date de Lucilla, difficile à dire. J’essaye de lui faire comprendre par mon regard que j’aimerais faire plus ample connaissance avec elle, mais la situation est trop compliquée et je sais que ce serait téméraire de ma part – comment pourrais-je ne serait-ce qu’envisager une seule seconde une romance avec une princesse royale ? – et à quel point il serait imprudent de m’exposer à la fureur de Lucilla Scaevola en faisant des avances à sa meilleure amie devant elle !