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Quoi qu’il en soit, je ne reçois aucune réponse de la part de Severina.

Lucilla finit par m’éloigner. Nous retournons dans l’autre salle. Je suis sous le choc.

« Elle te fascine, me dit Lucilla. Je me trompe ? »

Je bredouille une vague réponse.

« Oh, mais tu peux bien tomber amoureux d’elle, si tu le souhaites, dit-elle, d’un ton désinvolte. Je n’y vois aucun inconvénient, idiot que tu es ! Tout le monde tombe amoureux d’elle, de toute façon, alors pourquoi pas toi ? Elle est tout simplement sublime, je suis bien d’accord. Moi aussi j’aurais envie de partager mon lit avec elle, si ce genre de chose me plaisait davantage.

— Lucilla, je…

— Nous sommes à Rome, Cymbelin ! Arrête de te comporter comme un parfait nigaud !

— Mais je suis avec toi. Nous sommes venus ici ensemble. Et je suis fou de toi.

— Évidemment. Et maintenant tu vas être complètement obsédé par Severina Floriana pendant quelque temps. Cela n’a rien de surprenant. Bien que je ne pense pas que tu lui aies fait une grosse impression en restant là comme un empoté sans rien dire, même si elle ne demande pas systématiquement aux hommes d’avoir quelque chose entre les oreilles du moment qu’ils sont bien bâtis. Mais je pense qu’elle est intéressée. Tu auras peut-être ta chance pendant les Saturnales, je te le promets. » Puis elle me lance un regard d’une telle perversité joyeuse que je sens monter en moi une certaine ivresse en réalisant l’impudence de la chose.

Rome ! Rome ! Il n’y a aucun autre endroit semblable au monde.

Je vais le vœu silencieux qu’un jour je tiendrai Severina Floriana dans mes bras. Mais ce vœu ne sera jamais exaucé et aujourd’hui qu’elle n’est plus, je repense souvent à elle avec une immense tristesse, en revoyant sa beauté exotique et en m’imaginant la caresser comme j’imaginerais visiter le palais de la Reine de la Lune.

Lucilla me pousse légèrement vers le centre de la fête, puis je pars de mon côté, passant d’un groupe d’invités à un autre, en feignant une assurance et une sophistication que je n’ai certainement pas en ce moment.

Néron Romulus est dans un coin, discutant tranquillement avec Gaius Junius Scaevola. Ce sont les véritables monarques de Rome, ceux qui détiennent le véritable pouvoir impérial. Mais comment se le partagent-ils, je n’en ai pas la moindre idée.

Le consul, Bassanius, minaudant et paradant entre deux acteurs outrageusement maquillés. Qu’essaye-t-il de faire, rejouer les temps anciens de Néron et Caligula ?

Le gladiateur, Diodorus, tripotant trois ou quatre filles à la fois.

Un homme que je n’avais pas encore remarqué, dans les soixante ou soixante-dix ans, au visage taillé à la serpe et à la peau de la couleur d’une belle noix, discute près de la fontaine. Ses vêtements, ses bijoux, son port, ses yeux étincelants, tout en lui dégage une idée de solidité et de puissance. « Qui est-ce ? » demandé-je à un jeune homme. Il m’explique, avec une moue méprisante, visiblement étonné par mon ignorance, qu’il s’agit de Leontes Atticus, un nom qui ne me dit rien, ce qui m’oblige à poser une autre question ; mon interlocuteur m’apprend alors, avec encore plus de mépris dans la voix, que Leontes Atticus est tout simplement l’homme le plus riche de l’Empire. Ce Grec au regard féroce et à la peau parcheminée serait un armateur contrôlant plus de la moitié du commerce maritime avec Nova Roma : il engrange des pourcentages substantiels sur la plupart des marchandises qui nous parviennent de l’étrange et sauvage Nouveau Monde de l’autre côté de l’Océan.

Et c’est ainsi que se déroule la soirée, de nouveaux invités arrivent régulièrement, un rassemblement prestigieux de tous les grands de la capitale, tous réunis dans cette pièce, tous ceux qui sont soit puissants, soit fortunés, soit jeunes ou, si possible, les trois à la fois.

Un incendie couve dans cette salle ce soir-là. Il est prêt à s’étendre. Mais qui pouvait le prédire alors ? Certainement pas moi, en tout cas.

Lucilla passe une bonne heure à discuter avec le comte Néron Romulus, ce qui suscite en moi un certain malaise. Il y a un degré d’intimité entre eux lorsqu’ils parlent qui me fait comprendre certaines choses que je préfère ignorer. Je crains qu’il ne lui propose de passer la nuit avec lui après la fête. Mais je me trompe. Lucilla finit par me rejoindre et ne me quitte plus de toute la soirée.

Au dîner, le repas est un assortiment de délices qui me sont inconnues. Nous buvons des vins aux reflets extraordinaires et aux saveurs piquantes étonnantes. On danse, puis ce sont des spectacles de mimes, de jongleurs et de contorsionnistes ; certains parmi les invités les plus jeunes se déshabillent sans honte et piquent joyeusement une tête dans la piscine. Je vois des couples s’éclipser en direction du jardin et d’autres se livrer à des étreintes à la vue de tous.

« Viens, me dit finalement Lucilla. Tout cela commence à m’ennuyer. Rentrons, nous nous amuserons de manière plus intime, Cymbelin. »

L’aube est sur le point de se lever lorsque nous arrivons à ses appartements. Nous faisons l’amour jusqu’à midi avant de plonger dans un profond sommeil dont nous n’émergeons qu’en fin d’après-midi, tant et si bien qu’il fait déjà nuit à notre réveil.

C’est ainsi que je passe mon temps, semaine après semaine, durant l’automne à Rome, la saison des plaisirs. Lucilla m’emmène partout : au théâtre, à l’Opéra, aux combats de gladiateurs. Nous sommes accueillis en grande pompe dans les restaurant où l’on nous réserve toujours les meilleures tables. Elle m’emmène aussi visiter les monuments de la ville – le sénat, les temples célèbres, les tombes impériales antiques. C’est pour moi une période vertigineuse, une expérience au-delà de mes rêves les plus fous.

J’arrive à croiser à l’occasion Severina Floriana, dans un restaurant ou au cours d’une fête quelconque. Lucilla sait alors s’éclipser pour nous laisser discuter et, à une ou deux reprises, nos conversations semblent s’orienter vers quelque chose : elle s’intéresse à ma vie en Britannie, elle veut savoir ce que je pense de Rome, partage avec moi les derniers racontars sur certaines personnes présentes dans la pièce.

Sa beauté sombre me laisse rêveur. Nous autres Britanniques à peau claire n’avons pas l’occasion de rencontrer des femmes comme elles. C’est une créature d’un autre monde, des reflets bleutés passent dans sa crinière noire, ses yeux sont comme de mystérieuses mares d’encre, sa peau d’un teint brun est si différente de celle des gens de mon peuple ; il ne s’agit pas du teint bronzé que l’on trouve chez bon nombre de citoyens de la Rome orientale, mais de quelque chose de plus sombre, de plus opulent, avec des reflets satinés et une certaine texture. Sa voix aussi est enchanteresse, forte sans être rauque, produisant un son doux, paisible, apaisant, possédant une certaine harmonie parfaitement contrôlée.

Elle sait à quel point je la désire. Mais elle se débrouille pour que nos conversations restent dans un registre où le sujet ne risque pas d’être abordé, à moins de le balbutier maladroitement. Je finis néanmoins par avoir l’impression que nous finirons par être amants un jour ou l’autre. Ce qui aurait été le cas, si seulement nous en avions eu le temps.

Je rencontre aussi son frère, l’empereur, à deux occasions.

Une fois à l’Opéra, dans sa loge, où il porte le costume impérial traditionnel, la toge pourpre, et accueille le salut du public d’un geste désinvolte de la main en souriant. Puis une ou deux semaines plus tard, lorsqu’il fait une apparition dans une des fêtes du mont Palatin, cette fois-ci habillé en tenue moderne décontractée, une simple bande pourpre en travers de sa veste indiquant son haut rang.