En le voyant, je comprends pourquoi les gens parlent de lui avec autant de mépris. Bien qu’il ait le port impérial et les caractéristiques physiques de sa famille, le regard, le nez, le menton volontaire, il y a quelque chose dans le sourire mal assuré de César Maxentius qui remet en cause ses prétentions impériales. Il a beau se faire appeler César, Augustus, Pater Matrias ou Pontifex Maximus et bien d’autres titres, il lui est impossible de soutenir le regard des autres de manière affirmée. Il n’aurait jamais dû monter sur le trône. Son frère Flavius Ruius aurait eu davantage de prestige royal.
Quoi qu’il en soit, j’ai tout de même rencontré l’empereur, tel qu’il est. Et ce n’est pas le premier Britannique venu qui peut en dire autant ; et ceux qui peuvent s’en vanter se feront désormais de plus en plus rares.
J’envoie un télégramme chez moi de temps en temps. Je passe des moments extraordinaires, je pourrais rester ici indéfiniment mais je ne le ferai sans doute pas. Sans donner plus de détails. On peut difficilement dire dans un télégramme que l’on vit dans un petit palais à deux pas de la résidence officielle de l’empereur, que l’on couche avec la nièce de Gaius Junius Scaevola, que l’on est invité à des fêtes où les noms des invités sont connus dans tout le royaume, et que l’on fréquente à l’occasion Sa Majesté Impériale, par-dessus le marché.
L’année touche à sa fin. Le temps commence à changer, comme l’avait prédit Lucilla : les journées sont plus sombres et, bien sûr, plus courtes, l’air est plus frais, les pluies fréquentes. Comme je n’ai pas apporté beaucoup de vêtements d’hiver, le frère cadet de Lucilla, un beau jeune homme du nom d’Aquila, m’emmène chez son tailleur pour m’équiper. La dernière mode romaine me paraît un peu curieuse, voire grossière ; mais après tout, je ne connais pas grand-chose à la mode romaine, n’est-ce pas ? Je me fie aux jugements positifs d’Aquila pour faire mon choix, ainsi qu’à ceux du tailleur et de Lucilla, en espérant qu’ils ne se payent pas ma tête.
L’invitation que nous avait faite Flavius Rufus César, à Lucilla et à moi, le premier soir – à savoir de venir fêter les Saturnales à la villa impériale de Tibur – était sincère, comme j’ai l’occasion de m’en rendre compte. Nous sommes en décembre et la chose m’est complètement sortie de la tête ; mais pas de celle de Lucilla, et elle m’annonce un beau soir que nous devons partir dès le lendemain pour Praeneste. C’est un endroit près de Rome où, dans l’Antiquité et à l’époque médiévale, un oracle faisait ses prédictions dans la Caverne de la Destinée, jusqu’à ce que Trajan VII décide de mettre un terme à ses privilèges. Nous séjournons là une bonne semaine, chez un richissime marchand hispanique du nom de Scipio Lucullo, puis nous reprenons la route vers Tibur pour y passer la semaine des Saturnales.
La résidence de campagne de Scipio Lucullo, même en cette période grise du début de l’hiver, dépasse mon entendement. Les halls en marbre, les bassins et les fontaines, les délicat pavillons extérieurs, les salles des animaux où l’on garde les lions, les zèbres et les girafes, les collections de statues, de peintures et autres objets d’art, les bains, tout possède une dimension impériale. Mais il n’y a pas d’héritage impérial ici. La demeure de Lucullo, ainsi qu’on me l’apprend, n’a été construite que six ans plus tôt, grâce aux profits de ses mines d’or en Nova Roma, dont il a acquis les droits d’exploitation par de scandaleux pots-de-vin aux officiels de la Cour pendant les dernières années désastreuses du règne du vieux César Laureolus. Je constate que ses propres invités, bien que ne dédaignant pas son hospitalité généreuse, considèrent cette propriété comme un monument de vulgarité et de mauvais goût.
« Je m’accommoderais facilement de ce genre de mauvais goût, dis-je à Lucilla. Ou est-ce là une réaction provinciale de ma part ? »
Elle se contente de rire. « Attends d’être à Tibur », dit-elle.
Et, en effet, lorsque nous arrivons à la fameuse villa impériale alors que la semaine des Saturnales est sur le point de commencer, je me rends compte de la différence qu’il y a entre le tape-à-l’œil et la véritable splendeur.
Il s’agit, bien entendu, du palais que le grand Hadrianus s’était fait construire pour ses plaisirs champêtres dix-sept siècles plus tôt. Ce devait être sans aucun doute en son temps une des merveilles du monde, avec ses portiques, ses fontaines, ses bassins miroitants, ses bains de toutes tailles, ses bibliothèques grecques et romaines, son nympheum et son triclinium, ses temples à la gloire de tous les dieux dont Hadrianus était tombé sous le charme au cours des voyages qui l’avaient porté d’un bout à l’autre du monde romain.
Mais c’était il y a dix-sept siècles ; et au cours de ces dix-sept siècles, les différents empereurs avaient apporté leur contribution à cet endroit, tant et si bien que la villa d’Hadrianus, malgré toute sa splendeur, ne représente qu’une partie du tout, l’ensemble doit certainement être le plus fabuleux palais du monde, une demeure digne de Jupiter ou d’Apollon. « Tu pourrais parcourir la propriété à cheval toute une journée que tu n’en ferais pas le tour, me dit Lucilla. Il n’ouvre pas tout en même temps, bien sûr. Nous resterons dans l’aile la plus ancienne, celle que l’on appelle encore la villa d’Hadrianus. Tu verras dans les alentours les parties ajoutées par Trajan VII et Flavius Romulus ainsi que le pavillon de Khitai que Lucius Agrippa avait fait construire pour sa petite concubine à peau jaune ramenée d’Asia Ultima. Et si nous avions le temps… ah, mais nous ne l’aurons pas, bien sûr…
— Et pourquoi pas ? »
Elle évite mon regard. C’est le premier indice que je décèle sur ce qui va se produire.
Pendant la journée, tous les grands de Rome font leur arrivée à la villa impériale pour le festival des Saturnales de Flavius Rufus. À ce stade, je n’ai plus besoin que l’on me souffle leurs noms à l’oreille. Je reconnais Atticus, le magnat du commerce maritime, le comte Néron Romulus, Marco Tullio Garofalo, le président de la banque de l’Empire, Diodorus le Gladiateur, le consul Bassanius, et le corpulent et irritable prince Camillus, ainsi qu’une douzaine d’autres. Les attelages se rangent le long de la route en attendant de débarquer leurs importants passagers.
Le seul à manquer à l’appel est Gaius Junius Scaevola. Il est impensable qu’il n’ait pas été invité ; j’en conclus donc que mes intuitions concernant le renouvellement de sa nomination au poste de consul sont justes et qu’il est resté à Rome pour préparer son investiture. Je demande à Lucilla si c’est bien la raison pour laquelle son oncle n’est pas là, mais elle se contente de répondre : « Il est toujours très occupé pendant la saison des vacances. Il n’a pas pu se libérer. »
Il va être renommé consul ! J’en suis convaincu.
Mais je me trompe. Le lendemain de notre arrivée, je jette un œil sur les journaux du matin, les noms des consuls de l’année à venir y sont inscrits. Sa Majesté Impériale a le plaisir de nommer Publius Lucius Gallienus et Gaius Acacius Aufidius comme consuls du Royaume. Leur investiture aura lieu le premier Januarius à midi, sur les marches du Capitole, si le temps le permet.
Ce n’est donc pas Scaevola. Ce doit donc être une autre affaire importante qui l’a empêché de quitter Rome en cette fin d’année.
Qui sont donc ces consuls, Gallienus et Aufidius ? Pour chacun d’eux ce sera sa première investiture au poste gouvernemental le plus élevé après celui d’empereur.
« Des amis d’enfance de Maxentius, m’apprend quelqu’un, avec une grimace hautaine. Des camarades de classe. »