Je me tourne vers le Palatin derrière nous, masqué par les flammes et une épaisse fumée noire.
« Là-haut ? »
Frontinus s’esclaffe. « Ne dites pas de bêtises. Tout a été détruit sur le Palatin. Je parlais de sa résidence sur le fleuve. » Nous venons de dépasser le Forum. J’aperçois la masse sombre du mausolée d’Hadrianus devant nous, de l’autre côté du fleuve. Nous nous arrêtons là.
« Nous y sommes », dit Frontinus.
J’ai l’occasion de la revoir une dernière fois, après que nous nous fumes frayé un chemin à travers la folle effervescence des rues et le cordon de sécurité du palais de Néron Romulus. J’ai du mal à la reconnaître. Lucilla ne porte aucun maquillage, et ses vêtements sont l’austérité même – une tenue de paysanne. Ses yeux sont rougis par les larmes et des cernes creusent son visage. Bon nombre de ses amis patriciens sont morts cette nuit pour que la nouvelle Rome puisse naître.
« Ainsi, tu es au courant, me dit-elle. Tu comprends que je ne pouvais évidemment rien te dire.
Il m’est difficile d’imaginer que cette femme est ma maîtresse depuis plusieurs mois, que je connais la moindre partie de son corps. Sa voix ne dégage aucune émotion, elle ne m’a pas embrassé, ni souri.
« Pendant tout ce temps tu as su… ce qui allait se passer ?
— Bien sûr. Dès le début. J’ai pu au moins te sortir de la ville et te mettre à l’abri le temps des événements.
— Severina aussi était à l’abri. Mais il semble que tu n’aies pas réussi à la protéger. »
La fureur se lit dans son regard, la douleur aussi.
« J’ai essayé de la sauver. Mais ce n’était pas possible. Ils devaient tous mourir, Cymbelin.
— Ta propre amie d’enfance. Tu n’as même pas essayé de la prévenir.
— Nous sommes des Romains, Cymbelin. Il fallait restaurer la République. La famille royale devait mourir.
— Même les femmes ?
— Tous. Tu ne crois pas que j’ai demandé ? Supplié ? Non, m’a répondu Néron Romulus. Elle doit mourir comme les autres. Nous n’avons pas le choix, a-t-il dit. Je suis allée voir mon oncle. Tu ne sais pas à quel point j’ai lutté. Mais personne ne peut le faire changer d’avis, personne. Il a refusé en disant qu’il n’y avait aucun moyen de la sauver. » Lucilla balaye tout cela d’un geste de la main. « Je n’ai plus envie d’en parler. Va-t’en, Cymbelin. Je ne comprends même pas pourquoi Marcello t’a amené jusqu’ici.
— J’errais dans les rues, sans savoir où te trouver.
— Moi ? Mais pour quoi faire ? »
J’accuse le choc. « Parce que… Parce que… » Je reste interdit.
« Tu as été un compagnon de jeu très agréable, dit-elle. Mais le temps des distractions est révolu.
— Distractions ! »
Son visage est de marbre. « Pars, Cymbelin. Rentre en Britannie au plus vite. Le carnage n’est pas terminé ici. Le Premier Consul ne sait pas encore qui est loyal et qui ne l’est pas.
— Un autre règne de la Terreur, si j’ai bien compris.
— Nous espérons que non. Mais quoi qu’il en soit, ce ne sera pas beau à voir. Le Premier Consul souhaite malgré tout que les débuts de la Seconde République se passent dans le calme…
— Le Premier Consul, dis-je, ma voix trahissant la colère. La Seconde République.
— Tu n’aimes pas ces mots ?
— Tuer l’empereur…
— Cela s’est déjà vu dans le passé, plus souvent que tu ne le crois. Cette fois-ci, nous avons éradiqué le système tout entier. Et nous allons le remplacer par quelque chose de plus propre et de plus sain.
— Peut-être.
— Pars, Cymbelin. Nous sommes très occupés à l’heure qu’il est. »
Alors qu’elle me tourne le dos et qu’elle quitte la pièce, je réalise que je ne suis rien d’autre à ses yeux qu’un témoin étranger curieux et gênant. Je comprends alors que, pendant tout ce temps, je n’ai été pour elle qu’un amusant passe-temps, un Barbare exotique avec qui passer l’automne ; nous sommes maintenant en hiver et elle doit se consacrer à des tâches plus importantes.
Je suis donc parti. Le dernier empereur était mort et la République était restaurée, et pendant que tout cela se produisait, je dormais tranquillement dans le confort luxueux de la villa impériale. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Pendant que la plupart d’entre nous dorment, d’autres plus futés refont l’histoire le temps d’une nuit. Tout était étrange et nouveau. Le monde que je connaissais avait subi une transformation radicale dont la portée ne nous serait sans doute pas connue avant des années – les événements de ces dernières heures seraient par la suite décortiqués par les historiens, débattus et classés longtemps après ma mort. Le chaos au centre de l’Empire mettrait du temps à s’apaiser et la meilleure chose à faire pour un petit provincial comme moi était de rentrer chez lui.
De plus, je n’avais nul endroit où rester à Rome. J’avais définitivement perdu Lucilla – qui devait épouser le comte Néron Romulus pour sceller son alliance avec son oncle – et je pouvais désormais oublier les fantasmes troublants que j’avais pu nourrir concernant la princesse Severina Floriana, au risque de devenir fou si j’y repensais. Tout cela était derrière moi maintenant. Les vacances étaient terminées. Assez de tourisme pour cette année, plus de voyages en Étrurie et Venetia ou autres régions d’Italie. Il ne me restait plus qu’à laisser Rome aux Romains et à rejoindre mon île lointaine et pluvieuse, après avoir approché d’un peu trop près les flammes qui avaient consumé la Rome des empereurs et en m’étant même un peu brûlé les ailes.
Sans l’aide de Frontinus, je suppose que même mon départ aurait été difficile. Mais il m’avait fourni un sauf-conduit pour sortir de la capitale ainsi qu’un char avec cocher ; et au matin du deuxième jour de la Seconde République, je me retrouvai une fois de plus sur la Via Appia en direction du sud. Devant moi m’attendaient la Via Roma et Neapolis, avant que je ne prenne un bateau et rentre chez moi.
Je me suis retourné une dernière fois. Derrière moi le ciel était couvert de nuages noirs tandis que les feux du mont Palatin se consumaient.
2650 A. U. C. : Une fable des bois véniens
Les événements qui suivent ont eu lieu il y a bien longtemps, au cours des premières décennies de la Seconde République alors que je n’étais qu’un enfant de Haute Pannonie. La vie était simple alors, du moins pour nous autres. Nous habitions dans un village forestier sur la rive droite du Danube – mes parents, ma grand-mère, ma sœur Friya et moi-même. Mon père, Tyr, dont je porte le nom, était forgeron, ma mère, Julia, nous faisait l’école à la maison, quant à ma grand-mère, elle était la prêtresse du petit temple de Junon Teutonica à côté de chez nous.
Nous menions une vie paisible. L’automobile n’avait pas encore été inventée – nous étions alors dans les années 2650 et l’on roulait encore en attelages – et nous quittions que très rarement le village. Une fois par an, le jour d’Augustus – on fêtait encore à cette époque le jour d’Augustus –, nous mettions nos plus beaux habits et notre père sortait le char métallique du hangar, celui qu’il avait construit de ses propres mains, et nous allions jusqu’au grand municipe de Venia, à deux heures de route, pour y écouter l’orchestre impérial jouer des valses sur la place de Vespasianus. Après, nous mangions des gâteaux et de la chantilly au Grand Hôtel, accompagnés pour les adultes de chopes de bière au cherry, puis nous reprenions la longue route pour rentrer chez nous. De nos jours, bien sûr, la forêt a disparu, notre petit village a été englouti par le municipe et il ne faut plus qu’une vingtaine de minutes en voiture pour rejoindre le centre-ville où nous habitons. Mais, à cette époque, c’était pour nous toute une expédition, l’événement de l’année.