Je sais bien que Venia n’est qu’une petite ville de province, que comparée à Londin, Parisi ou Urbs Roma, elle ne pèse pas bien lourd. Mais elle était pour moi la capitale du monde. Ses splendeurs étaient pour moi une source d’émerveillement. Nous grimpions jusqu’à la grande colonne du Basileus Andronicus, que les Grecs avaient érigée huit cents ans plus tôt en commémoration de leur victoire sur le César Maximilianus lors de la guerre civile à l’époque où l’Empire était divisé, et nous observions la ville de là-haut. Ma mère, qui avait grandi à Venia, nous indiquait tous les monuments de la ville, le sénat, l’opéra, l’aqueduc, l’université, les dix ponts, le temple de Jupiter Teutonicus, le palais du proconsul, le palais, plus important encore, que Trajan VII s’était fait construire au cours de cette période vertigineuse où Venia était essentiellement la seconde capitale de l’Empire, et ainsi de suite. Des jours durant, mes rêves étaient remplis des merveilles que j’avais vues à Venia, et ma sœur et moi chantions des valses tout en nous promenant dans les sentiers forestiers.
Il y eut une année marquante où nous nous sommes rendus à Venia à deux occasions. C’était en 2647, j’avais dix ans et je m’en souviens précisément parce que c’était l’année de la mort du Premier Consul.
— C. Junius Scaevola, je veux dire, le fondateur de la Seconde République. Mon père était dans tous ses états en apprenant sa mort. « L’avenir va être incertain, très incertain, vous verrez », ne cessait-il de répéter. J’ai demandé à ma grand-mère ce qu’il entendait par là : « Ton père craint qu’ils ne restaurent l’Empire maintenant que le vieil homme est mort. » Je ne voyais pas ce qu’il y avait de si terrible – tout cela se ressemblait à mes yeux, l’Empire ou la République, le consul ou l’empereur – mais mon père prenait visiblement la chose très à cœur et, lorsque que le nouveau Premier Consul vint à Venia cette année-là, alors qu’il parcourait l’immense royaume, province après province, histoire de prouver au peuple que la République était toujours aussi stable et intacte, mon père a sorti son attelage et nous sommes tous allés voir sa procession et assister à son triomphe. J’eus donc droit à une seconde visite de la capitale cette année-là.
Un demi-million de personnes s’étaient réunies dans le centre de Venia, disait-on, pour applaudir le nouveau Premier Consul. Il s’agissait bien entendu de N. Marcellus Turritus. Vous vous le représentez sans doute sous les traits du vieillard chauve et obèse qui apparaît sur les pièces de la fin du vingt-septième siècle que l’on trouve encore de temps en temps, mais celui que j’ai vu ce jour-là – ce n’était qu’une vision furtive, une fraction de seconde, le temps que le chariot consulaire passe devant nous, mais j’en garde un souvenir encore vif soixante-sept ans plus tard – était mince et viril, la mâchoire volontaire, un regard ardent et d’épais cheveux bouclés. Nous avons tous levé la main pour le salut romain et crié à pleins poumons : « Ave, Marcellus ! Longue vie au consul ! »
(Au fait, nous ne nous sommes pas exprimés en latin mais en germanique. Ce qui m’a beaucoup étonné. Mon père m’expliqua plus tard que c’était le Premier Consul lui-même qui l’avait exigé. Il souhaitait manifester son amour du peuple en favorisant les langues régionales, même au cours d’une célébration publique comme celle-ci. Les Gaulois l’avaient accueilli dans leur langue, les Lusitaniens dans ce qui leur sert de langue et, comme il voyageait au sein des provinces teutonnes, il souhaitait qu’on l’acclame en germanique. Je comprends bien qu’il y a aujourd’hui des individus, des républicains particulièrement conservateurs pour considérer la chose comme une terrible erreur, puisque cela entraînait la résurgence de toutes sortes d’activités régionales séparatistes au sein de l’Empire. Il s’agissait de cette même ferveur régionaliste, diraient-ils encore, qui avait conduit l’Empire à sa perte une centaine d’années plus tôt. Pour des hommes comme mon père, cependant, il s’agissait là d’un brillant coup politique, et il acclama le Premier Consul avec une force et une exubérance toutes germaniques. Mais mon père réussissait à être à la fois un régionaliste convaincu et un fervent républicain. Je tiens à souligner que malgré les vives objections de ma mère, mon père avait insisté pour appeler ses enfants d’après d’anciens dieux teutons au lieu des noms latins en vogue à l’époque en Pannonie.)
Hormis nos excursions à Venia une fois l’an, et à deux reprises exceptionnellement cette année-là, je n’étais jamais allé ailleurs. Je jouais, je péchais, je nageais, j’aidais mon père à la forge, ma grand-mère au temple, et j’apprenais à lire et à écrire à l’école de ma mère. Parfois, Friya et moi allions nous promener dans la forêt, qui à cette époque était boisée, sombre et mystérieuse. Et c’est ainsi que j’ai rencontré le dernier des Césars.
Il y avait, à ce qu’on racontait, une maison hantée dans la forêt. C’est Marcellus Aurelius Schwarzchild, le fils du tailleur, un garçon fourbe et antipathique affublé d’un léger strabisme, qui m’avait mis la puce à l’oreille. Il disait qu’elle avait jadis été un pavillon de chasse à l’époque des Césars, et que l’on pouvait voir le fantôme ensanglanté d’un empereur tué lors d’une partie de chasse chaque jour à midi, heure de sa mort, courant après un loup autour de la maison. « Je l’ai vu de mes propres yeux, disait-il. Le fantôme de l’empereur. Il portait une couronne de laurier et tout, et son fusil était tellement brillant qu’on aurait dit de l’or. »
Je n’en croyais pas un mot. Je me disais qu’il n’aurait jamais eu le courage de s’approcher de la maison hantée, et encore moins de voir le fantôme. Marcus Aurelius Schwarzchild était le genre de gosse que personne n’aurait cru, même s’il vous avait annoncé qu’il pleuvait sous une averse torrentielle. Premièrement, je ne croyais pas trop aux fantômes. Mon père m’avait toujours dit qu’il était absurde de croire que les morts puissent se promener dans le monde des vivants. Ensuite, j’avais demandé à ma grand-mère si un empereur avait été tué dans un accident de chasse dans nos bois, et elle m’avait répondu en riant, que non, jamais : les soldats impériaux auraient certainement rasé le village et brûlé la forêt si cela s’était produit.
Pourtant, personne ne doutait de l’existence de cette maison, hantée ou pas. Tout le monde au village la connaissait. On disait qu’elle se trouvait dans une partie obscure de la forêt où les arbres étaient tellement vieux que leurs immenses branches s’entremêlaient. Pratiquement personne n’avait jamais osé s’y aventurer. La maison n’était qu’un tas de ruines, disait-on, et hantée de surcroît, nul doute là-dessus, il valait donc mieux la laisser là où elle était.
Je me disais alors que cette maison avait fort bien pu être un ancien pavillon de chasse impérial, et que si elle avait été abandonnée en hâte après un quelconque accident, il devait certainement rester ici ou là quelques bibelots des Césars, des petites statuettes de dieux, ou des reproductions sur pierres précieuses de la famille royale et autres objets du même genre. Ma grand-mère collectionnait les objets anciens. Son anniversaire approchait et je voulais lui faire un beau cadeau. Les autres villageois étaient peut-être trop timorés pour s’approcher de la maison hantée, mais moi ? Après tout, je ne croyais pas aux fantômes.
Mais, à bien y réfléchir, je n’avais pas particulièrement envie d’y aller seul. Ce n’était pas tant une question de lâcheté que de simple bon sens, ce que je possédais déjà. Les bois abondaient de racines à découvert cachées par les feuilles mortes ; si vous trébuchiez sur l’une d’elles et que vous vous blessiez à la jambe, vous pouviez rester longtemps à attendre avant que quelqu’un vous vienne en aide. De plus, le risque de se perdre était moins grand si l’on était accompagné de quelqu’un qui pense à prendre des repères visuels. On avait aussi dit à l’occasion qu’il y avait des loups. Certes, il était aussi peu probable d’en rencontrer un que de tomber sur un fantôme, mais il me semblait néanmoins préférable d’être accompagné avant de m’aventurer dans cette partie de la forêt. J’ai donc emmené ma sœur avec moi.