L’ambassadeur semblait déçu. Faustus se demanda qui aurait le dernier mot : l’ambassadeur de passage, dont il fallait exaucer tous les caprices, ou le fils de l’empereur, qui n’avait pas l’habitude qu’on le contredise. Mais, après un bref instant d’hésitation, Menandros décida qu’il était en effet temps de remonter à la surface. Peut-être était-ce par sagesse qu’il avait choisi de satisfaire plus tard sa curiosité vorace, ou simplement pour suivre l’avis du prince.
« Il y a une rampe de sortie à droite », dit bar-Heap. Curieusement, ils débouchèrent à l’extérieur assez rapidement. La nuit était tombée. Comme à chaque fois que l’on retrouvait l’air libre, celui-ci semblait infiniment plus frais et plus sain que celui du monde souterrain. Faustus constata avec amusement qu’ils n’étaient pas très loin des bains de Constantinus, à seulement quelques centaines de mètres de l’entrée qu’ils avaient prise le matin, bien que ses jambes lui fissent un mal de chien, comme s’il avait parcouru plusieurs lieues dans la journée. Ils avaient dû tourner en rond tout le temps, songea-t-il.
Il lui tardait de prendre son bain, et faire un bon repas suivi d’un massage de la jeune Numide.
Maximilianus, avec toute l’arrogance d’un prince impérial, héla une litière qui arborait les insignes du sénat, et la réquisitionna pour son propre usage. Son occupant, un homme au crâne dégarni dont Faustus reconnut le visage sans pouvoir lui associer un nom, s’exécuta sans tarder et sans discuter, en débarquant avant de s’enfoncer dans la nuit. Faustus, Menandros et César se hissèrent à bord, tandis que l’Hébreu, sans autre formalité qu’un simple geste de la main, disparaissait dans les ruelles sombres.
Aucun message n’attendait Faustus pour l’avertir d’un éventuel retour du prince Héraclius. Il aurait pourtant bien aimé un tel message. Il faudrait donc s’attendre le lendemain à passer une rude journée à visiter les Bas-Fonds.
Il eut le sommeil difficile, malgré les efforts de la petite Numide pour apaiser ses nerfs.
Cette fois, ils entrèrent dans les Bas-Fonds un peu plus à l’ouest, entre la colonne de Marcus Aurelius et le temple d’Isis et Sarapis. C’était, selon bar-Heap, le chemin le plus rapide pour atteindre le marché des sorciers, que Menandros tenait tellement à voir.
En guide consciencieux qu’il était, l’Hébreu leur montra tous les points d’intérêt qu’ils croisaient : la Galerie des Murmures, où les sons les plus étouffés peuvent parcourir d’énormes distances ; les Bains de Pluton, un ensemble de bassins thermaux fumants d’où se dégageait une forte odeur de soufre mais qui ne désemplissaient pas, même en milieu de journée comme c’était le cas ; le Styx, un ruisseau charriant une eau noire sur un parcours sinueux à travers le monde souterrain pour se déverser dans le Tibre juste au-dessus du Cloaca Maxima, les égouts de Rome.
« C’est vraiment le Styx ? demanda Menandros, affichant une crédulité qui surpris Faustus.
— C’est comme cela que nous l’appelons, dit bar-Heap. Parce que c’est la rivière des Bas-Fonds. Le vrai se trouve plutôt du côté de l’Empire d’Orient, il me semble. C’est ici que nous devons tourner… »
Une porte grossière de forme ovale aux contours inégaux et taillée à même le mur s’avéra être l’entrée du grand hall qui débouchait sur la place du marché des sorciers. On racontait qu’à l’origine, elle servait d’entrepôt aux chars impériaux pour les tenir à l’abri de raids barbares. Lorsque ce genre de précautions se fut révélé inutile, la grande salle avait été prise d’assaut par des sorciers, qui la compartimentèrent en plusieurs salles étroites séparées par des arches de pierre ponce. Un puits de lumière, surplombant la salle à une hauteur vertigineuse, laissait filtrer quelques timides rayons de soleil, mais la place du marché était surtout éclairée par des braseros placés devant chaque étal. Ils brûlaient, par pur enchantement ou par quelque effet technique, en dégageant des flammes multicolores où se mêlaient des tons de violet et de rouge vif, de bleu de cobalt et de vert émeraude, et d’autres variantes plus conventionnelles de rouges et de jaunes.
Un grondement d’activités commerciales fusait de toutes parts. Chaque étal avait son crieur, vantant les mérites des produits de son patron. L’ambassadeur Menandros n’avait sans doute jamais mis les pieds dans ce genre d’endroit. Un type adipeux, le visage en sueur, portant une tunique syrienne, le fixait comme un tireur sur sa cible, tout en lui faisant signe d’entrer les bras tendus. « Alors, mon brave petit monsieur : que diriez-vous d’un petit philtre d’amour ? Il vous chauffe les sens comme aucun autre, le meilleur sur le marché ! »
Menandros afficha son intérêt. Le crieur continua : « Venez donc, laissez-moi vous montrer cette merveille ! Grâce à lui, les hommes attirent les femmes, les femmes attirent les hommes, et les jeunes vierges s’échappent de chez elles pour trouver un amant ! » Il produisit un rouleau de parchemin et l’agita devant le nez de Menandros. « Tenez mon ami ! Il vous suffit d’écrire avec le sang frais d’un âne sur ce papyrus, les formules magiques qui sont inscrites ici ; puis, d’y coller un cheveu de celle que vous souhaitez conquérir, le morceau d’un de ses vêtements et d’un drap dans lequel elle a dormi – et je ne veux pas savoir comment vous vous y prendrez pour les obtenir. Ensuite vous le badigeonnerez de pâte de vinaigre et vous le collerez sur la porte de sa demeure, le résultat vous épatera ! Mais prenez garde de ne pas vous faire prendre au piège à votre tour, et de tomber éperdument amoureux d’un colporteur, de son âne, ou pire encore ! Trois sesterces ! Trois !
— Si l’amour peut être obtenu à un prix aussi bas, dit Maximilianus au bonimenteur, comment se fait-il qu’on ne compte plus les amoureux transis qui se jettent dans le fleuve à longueur de semaine ?
— Et pourquoi les bordels sont-ils aussi fréquentés, ajouta Faustus, si tout un chacun est capable, pour la modique somme de trois pièces de bronze, d’avoir la femme de ses rêves ?
— Ou l’homme de ses rêves, dit Menandros, puisque le sortilège fonctionne dans les deux sens d’après ce qu’il dit.
— Ou même un âne », ajouta à son tour Danielus bar-Heap.
Ce qui déclencha l’hilarité générale avant qu’ils ne reprennent leur chemin.
Un peu plus loin, c’était un charme d’invisibilité que l’on vendait, pour la somme de deux denarii d’argent. « Il n’y a pas plus simple », dit le bonimenteur, un petit type tendu comme un ressort, dont le visage taillé à la serpe portait les stigmates de quelque bagarre au couteau. « Prenez l’œil d’une Dame blanche, une boule d’excréments de scarabées d’Égypte et de l’huile d’olive verte ; mélangez le tout jusqu’à obtenir une crème dont vous vous enduirez le corps, allez ensuite à la chapelle du dieu Apollon la plus proche aux premières heures du soleil et murmurez la prière inscrite sur ce parchemin. Vous deviendrez alors invisible aux yeux de tous jusqu’au coucher du soleil et pourrez ainsi vous promener librement parmi les femmes qui prennent leur bain, ou vous glisser dans le palais de l’empereur et manger à sa table, ou encore vous remplir les poches de pièces d’or des caisses des collecteurs d’impôts. Deux denarii d’argent seulement !
— C’est plutôt raisonnable pour être invisible toute une journée, dit Menandros. Je vais vous le prendre, cela fera plaisir à mon maître. » Il mit la main à la poche, mais César arrêta son geste de la main en le mettant en garde de ne jamais accepter le prix qui lui était proposé dans un endroit comme celui-ci. Menandros haussa les épaules, comme pour signifier qu’après tout le prix demandé n’était pas excessif. Mais pour César Maximilianus, il s’agissait ici d’une question de principe. Il fit appel à bar-Heap, qui s’empressa de faire baisser le prix à quatre dupondii en cuivre. Menandros n’ayant pas de pièces aussi petites dans sa bourse, c’est Faustus qui se chargea de payer la somme demandée.