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Je l’ai prise alors pour une folle. Mais lorsque nous y sommes retournés, la semaine suivante, j’ai inspecté le portrait de plus près, puis le vieil homme, de nouveau le portrait, et je me suis dit qu’effectivement elle avait peut-être raison.

Ce qui trancha la question, ce furent les pièces de monnaie qu’il nous donna ce jour-là. « Je ne peux pas vous payer avec de la monnaie de la République pour tout ce que vous m’avez apporté, dit-il. Mais vous pouvez garder ceci. Vous ne pourrez pas les dépenser, mais elles ont une certaine valeur pour quelques personnes, d’après ce que j’ai entendu dire. En tant que reliques historiques. » On décelait une certaine amertume dans sa voix. Il sortit une vieille bourse en velours élimé dont il tira une demi-douzaine de pièces, certaines en cuivre, d’autres en argent. « Ce sont des pièces du temps de Maxentius », dit-il. Elles ressemblaient à celles que nous avions vues lorsque nous avions fouillé les placards à l’étage lors de notre première visite, elles représentaient le même visage que celui du tableau, celui d’un jeune homme vigoureux portant la barbe. « Et celles-ci sont des pièces plus anciennes, de l’époque de Laureolus, qui était César lorsque j’étais enfant.

— Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! » ai-je balbutié.

Et c’était vrai. Il n’était pas aussi décharné, et sa barbe et ses cheveux étaient mieux taillés ; mais, à part cela, le visage du vieux personnage royal aurait parfaitement pu être celui de notre ami le gardien. Mon regard passait de lui aux pièces dans ma main, puis à lui. Il se mit à trembler. Je me suis alors tourné vers le portrait accroché au mur derrière nous. « Non, dit-il d’une voix faible. Non, non, vous vous trompez… je ne lui ressemble absolument pas, pas la moindre ressemblance… » Ses épaules tremblèrent et il se mit à pleurer. Friya lui apporta du vin, ce qui le calma un peu. Il me reprit les pièces de la main, les regarda en secouant tristement la tête sans rien dire, puis me les redonna. « Je peux vous confier un secret ? » demanda-t-il. Et c’est là qu’il nous raconta toute son histoire. La vérité. Celle qu’il avait cachée au plus profond de lui-même durant toutes ces années.

Il nous parla de son enfance dorée, presque soixante ans plus tôt, en ces temps bénis entre les deux guerres de Réunification : une vie magique, voyageant inlassablement d’un palais à un autre, de Rome à Venia, de Venia à Constantinopolis, de Constantinopolis à Nishapur. Il était le plus jeune et le plus gâté des princes royaux ; son père était mort jeune, une noyade au cours d’un stupide exploit en mer, et à la mort de son grand-père, le trône devait revenir à son frère Maxentius. Lui, Quintus Fabius, devait occuper un poste de gouverneur en province lorsqu’il serait plus grand, en Syrie peut-être ou en Perse, mais à cette époque il n’avait rien d’autre à faire que de profiter pleinement de cette existence dorée.

Puis ce fut la mort du vieil empereur Laureolus et Maxentius lui succéda ; c’est alors que débuta l’horreur, les quatre années de la seconde guerre de Réunification, lorsque des colonels sombres et violents, méprisant le vieil Empire fatigué, décidèrent de le réduire en miettes, de restaurer la République et de chasser les Césars du pouvoir. Nous connaissions évidemment l’histoire ; mais elle était pour nous une fable sur le triomphe de la vertu et de l’honneur sur la corruption et la tyrannie. Mais pour Quintus Fabius, qui avait les larmes aux yeux en la racontant de son point de vue, la chute de l’Empire avait été non seulement une tragédie personnelle poignante mais aussi un véritable désastre pour le monde entier.

Bien qu’étant de bon petits républicains, nous avions le cœur serré par son histoire, les scènes d’agonie de sa famille ; le jeune empereur Maxentius pris au piège dans son propre palais, abattu devant les bains impériaux avec sa femme et ses enfants. Camillus, le deuxième frère, jadis prince de Constantinopolis, poursuivi à l’aube dans les rues de Rome avant d’être massacré par des révolutionnaires sur les marches du temple de Castor et Pollux. Le prince Flavius, le troisième frère, qui s’était échappé de la ville déguisé en paysan, caché dans un chariot sous une masse de grappes de raisin, puis avait constitué un gouvernement exilé à Neapolis avant d’être rattrapé et exécuté moins d’une semaine après s’être déclaré empereur. La succession revenait donc au prince Augustus, seize ans à l’époque, qui se trouvait alors à l’université à Parisi. Le bien nommé, devrait-on dire, car le premier empereur était aussi un Augustus, et celui-ci, deux mille ans plus tard, allait être le dernier après un règne de trois jours avant que les hommes de la Seconde République le retrouvent et le fassent passer au peloton d’exécution.

Des princes royaux, il ne restait plus que Quintus Fabius. Mais dans la confusion générale, il frit oublié. Il n’était qu’un tout jeune garçon, et bien que techniquement le trône dût désormais lui revenir, il ne lui était jamais venu à l’esprit de le réclamer. Des partisans loyalistes l’aidèrent à s’échapper de Rome en le déguisant en paysan alors que la ville était en flammes, et il prit la route vers ce qui allait être une vie en exil.

« Je trouvais toujours des endroits où m’installer, nous raconta-t-il. Dans des villes reculées que la République n’avait pas encore converties, dans des provinces perdues dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler. La République lança des recherches, mais sans zèle particulier, puis le bruit commença à courir que j’étais mort. Le squelette de quelque garçon fut trouvé dans les ruines du palais à Rome et on déclara qu’il s’agissait du mien. Après cela, j’ai pu circuler plus ou moins librement, bien que toujours aussi pauvre et toujours aussi discret.

— Quand êtes-vous arrivé ici ? demandai-je.

— Il y a presque vingt ans de cela. Des amis m’avaient parlé de ce pavillon de chasse demeuré plus ou moins intact depuis la Révolution et dont personne ne s’approchait jamais, je pouvais donc y vivre en toute tranquillité. Ce que j’ai fait. Et que je continuerai à faire pour les années qu’il me reste à vivre. » Il tendit la main pour se saisir du vin, mais ses mains tremblaient tellement que Friya s’en chargea. Il le but d’un trait. « Ah, mes enfants, mes enfants, quel monde nous avons perdu ! Quelle folie de détruire l’Empire ! Que de grandeurs il y avait alors !

— Notre père dit que les choses n’ont jamais été aussi bien pour les gens modestes que sous la République », dit Friya.

Je lui donnai un coup de pied dans la cheville. Elle me lança un regard fâché.

Quintus Fabius reprit, tristement : « Sans vouloir offenser ton père, je pense qu’il ne voit pas plus loin que son village. Nous étions formés à apprécier le monde en un clin d’œil. L’Imperium, cet empire englobant le monde tout entier. Crois-tu que les dieux aient envisagé de le confier à n’importe qui ? Que le premier venu pouvait prendre le pouvoir et se déclarer Premier Consul ? Ah non, non, les Césars étaient judicieusement choisis pour maintenir la Pax Romana, la paix universelle qui régnait sur la planète depuis si longtemps. Sous notre autorité, il ne devait y avoir que la paix, une paix éternelle et inébranlable, une fois l’Empire arrivé à sa forme définitive. Mais aujourd’hui que les Césars ont disparu, combien de temps crois-tu que cette paix va durer ? Si un seul homme peut prendre le pouvoir, n’importe qui peut le faire. On verra un jour cinq Premiers Consuls à la fois, vous verrez. Ou même cinquante. Et chaque province voudra devenir un Empire à elle seule. Vous verrez, mes enfants. Vous verrez. »

Je n’avais jamais entendu de propos aussi subversifs. Ni un raisonnement aussi erroné.